Yolie Guérard
"I never dreamed the sea so deep,
The earth so dark; so long my sleep,
I have become another child.
I wake to see the world go wild."
― Allen Ginsberg
Un médicament contre la nausée existentielle
L’existence du concept de « vivre le moment présent comme si le lendemain n’existait pas » est indéniable. Oui, le moment présent, bien qu’il soit éphémère, existe indubitablement. Le concept, lui, est la création d’une société qui tente d’échapper au stress. Celui-ci est engendré par un passé parfois douloureux ou un futur incertain. Il s’agit néanmoins d’un concept illusoire qui donne l’impression que le futur et le passé sont moins susceptibles de nous affecter, puisque nous sommes concentrés à vivre dans le présent. Il fait toutefois naître les actions qui suivront et devient par la suite un événement défraichi. Ne serait-il donc qu’un élément dérisoire, puisque, au fond, il est départagé entre le futur et le passé?
J’ai pris conscience de mes réserves sur ce concept durant mon voyage au Guatemala alors que je voyageais d’une ville à l’autre. En regardant devant moi lors du transport à grande vitesse en autobus, les côtés formaient un couloir flou qui menait à une image précise de l’extérieur. Ainsi, mon regard dirigé sur le pare-brise incarnait le futur qui m’attendait à l’horizon. Je percevais des arbres verdoyants, une route se prolongeant, des maisons que je finirais par dépasser. Je savais qu’au bout de l’autoroute, j’arriverais à destination. Étrangement, le futur étant inconnu, il serait censé être flou, mais en dirigeant notre regard vers l’avant, en visualisant de nouveaux projets, nous pouvons constater que l’avenir réduit nos craintes. Par exemple, si la situation vécue est terriblement affligeante, il est nécessaire d’espérer que, plus tard, ce moment puisse être modifié. Il nous arrive à tous d’être submergés par une panoplie de choix, et l’indécision qui en découle engendre du stress, des symptômes similaires à ceux du mal des transports, car la peur ne vient pas sans symptômes incommodes. C’est en élaborant concrètement des projets que l’avenir peut restreindre les maux de cœur du voyageur.
En tournant ma tête sur les côtés, symbole du présent, il était simplement impossible pour mon œil de conserver avec précision une image du paysage. La vitesse de l’autobus empêchait mon cerveau d’assimiler la fixité du pâturage, comme il est impossible de le faire avec le temps. Je me suis souvenue à ce moment du « maintenant », modelé en « Carpe Diem » ou en « Yolo », important dans la société actuelle, promulguant le lâcher-prise pour nourrir un quotidien harassant d’aventures. Pourtant, il est si éphémère qu’on ne peut se reposer que sur lui. Certaines situations demandent parfois une réflexion sur les gestes que nous posons. Il faut, par exemple, songer que fumer la cigarette implique rarement une volonté de tenir compte des conséquences sur le lendemain, tout en sachant bien que c’est nocif. Et pourtant, cela aura un impact majeur sur l’avenir, tandis que le bien-être du fumeur est éphémère, comme le présent. Cet état de fait signifie dès lors qu’une personne ne devrait pas fumer, ou bien qu’elle ne peut vivre sans la conscience des conséquences de ce geste sur sa santé!
Il est curieux d’affirmer qu’en ce moment, j’écris au présent, et pourtant chaque nouveau mot couché sur le papier devient un vestige du passé. Le présent finit donc par aboutir dans le passé, en même temps qu’une succession de présents devient une constitution du futur. Il est impossible d’emprisonner ce qu’on croit être le présent et de le garder dans notre main, autant qu’il est impensable d’encager une mouche dans une cellule pour prisonniers. Même si nous restons pétrifiés, le temps, lui, continue sa course, en nous jetant quelques regards hautains. Il hurle et hurlera toujours : « je gagne, tu perds ». Il est tout bonnement plus fort que nous, ce n’est pas à défaut d’avoir voulu tricher contre lui, mais nous sommes vaincus d’avance. Eh oui, le temps s’enfuit donc aussi certainement
Que les saisons naissent
Que le soleil se couche plus tard ou plus tôt
Que les marées s’élèvent et s’abaissent
Que les fleurs et les arbres grandissent
Que les rides ne cessent d’apparaître
Que les cheveux s’imprègnent de la vieillesse
Puis que tout retourne à la terre ...
Peut-être n’y a-t-il pas de temps au fond? Mais je crois bien que, comme les mathématiques, la notion de temps en est une universellement reconnue. Le contraire serait possible, mais irait à l’encontre de ce que nous connaissons depuis des lustres.
À la fin de cette méditation, je me tournais vers l’arrière, représentation du passé. Mon œil percevait clairement le paysage coloré de souvenirs et d’expériences, aussi réaliste qu’une peinture de Gustave Courbet. Force était pour moi d’observer la netteté de l’arrière qui éclairait un passé important.
Nos apprentissages et nos constatations précédentes proposent inconsciemment des solutions. Celles-ci sont aléatoirement pigées lorsque nous sommes confrontés à des défis et à des problèmes durant notre vie. Ces solutions soutiendront nos choix futurs et nous aideront à devenir ce que nous serons. Il s’agit, en fait, du bagage de toute une vie, d’une perception apparue en raison des expériences qui nous habitent au cours de notre parcours éducatif. De cette manière, le passé récupère les restes du présent pour les entreposer dans la mémoire. Ce passé est donc d’une importance majeure, comme le futur, car il n’est rien de moins qu’un outil utilisé inconsciemment tous les jours, qui se manifeste dans les démonstrations de notre personnalité.
Au moment où je posais les pieds hors de l’autobus, la température froide et humide (15 degrés Celsius) d’un hiver au Guatemala me frigorifiait l’intégralité du corps. Nous nous dirigeâmes vers l’auberge où nous séjournerions pendant trois jours, endroit glacial où je contractai un rhume se prolongeant un bon trois semaines. À ce moment-là, je ne pus écarter l’idée qu’une quelconque pathologie m’atteindrait tôt ou tard. Dans l’excitation de mon départ du Québec, je n’avais pas songé à apporter un manteau. Bien entendu, mon système immunitaire, faible comme il était, ne pouvait empêcher le froid humide d’imprégner mon corps de façon néfaste.
J’ai songé que ne plus penser au futur impliquerait d’être égoïste, puisque nous ne serons, bien sûr, pas les derniers sur Terre. Vivre comme si demain ne viendrait pas supposerait la perte de jugement, générerait éventuellement le chaos. Nous ne penserions plus aux répercussions de nos actions sur l’environnement, sur les animaux, sur les autres, sur nous-mêmes. Nous négligerions les ressources en gaspillant davantage, en surconsommant encore plus et ne prendrions plus soin de la planète, sachant même que d’autres générations naîtront dans nos cendres. Seul le plaisir momentané compterait, nous serions gouvernés par nos désirs, puisque demain n’existerait peut-être pas. Il est triste de constater que c’est déjà le cas. Cependant, cette façon de vivre dans le « ici maintenant » devrait être nuancée pour éviter les négligences majeures.
En dépit de cette réalité, il serait primordial de vivre aujourd’hui, mais pour construire demain.