Anaïs Paquin
« Tu as peur de ton imagination. Et plus encore de tes rêves. Tu crains cette responsabilité qui commence dans le rêve. » Kafka sur le rivage, Haruki Murakami
La lectrice dans le miroir
Vendredi 16 mars 2018 – 9h26
Suis-je en train de me transformer ou de me déposséder? Cette question me hante, et La Trilogie new-yorkaise ne cesse de me la répéter, comme l’écho d’un cauchemar. Pourtant, c’est aussi Auster qui me donne envie d’écrire. D’écrire pour écrire, sans fiction et sans récit, au-delà de la narration. J’ai l’impression d’être un casse-tête en reconstruction et je lis un livre sur la fracturation de l’identité, sur sa transformation et sa perte. Je comprends que les livres, dès qu’on les tient, deviennent le miroir de notre propre vie, de nos déchirures intérieures. J’entends un message au travers des pages. C’est peut-être le reflet déformé de cette peur que je ne veux pas voir. C’est l’ombre de ce que j’étais, de ce que je suis, qui me poursuit.
Mercredi 21 mars 2018 – 22h29
Marquez commence ainsi : « Bien des années plus tard, face au peloton d’exécution, le colonel Aureliano Buendia devait se rappeler ce lointain après-midi au cours duquel son père l’emmena faire connaissance avec la glace. »
S’installer dans un livre et s’y sentir inconfortable. Se demander pourquoi on persiste, pourquoi endurer un supplice qui brûle nos neurones. Cette envie de laisser mourir les mots, et de boire une coupe de vin à la place. Sentir, sous le poids de la fatigue, qu’on va le mettre à l’autre bout de sa table de chevet. Pour plus tard. Et sachant qu’on le reprendra dans 100 ans, comme Tolstoï. Et puis réécrire un incipit. L’illumination. Et la fatigue disparaît comme un choc électrique.
Lundi 26 mars 2018 – 7h12
Quand je regarde les étoiles, il m’arrive de me sentir écrasée par le poids de leur immensité. Le ciel, si grand, me renvoie à ma propre petitesse. Le narrateur de Royal dirait qu’à l’échelle cosmique nous ne sommes rien, et qu’importent nos actes, l’impact se perd dans l’indifférence du Temps. Chaque action est vaine; petite ou grande, elle tombera en poussière d’oubli. La vie est l’exception dans le vide intersidéral, la chaleur, une erreur dans le froid généralisé. Toute existence n’est qu’une absence en devenir; tout souffle d’énergie, un son étranglé dans l’espace.
Pourtant, l’infini engendre l’infini. Hier, j’ai regardé le firmament et j’ai compris qu’on porte une pareille immensité en nous. J’ai senti mes cellules comme autant d’astres, j’ai vu chacun de mes atomes comme un univers en soi. J’ai remonté le temps; j’ai entendu le Big Bang comme mon premier cri. J’ai pensé au premier atome, à la première cellule, à la première bactérie, au premier poisson, à la première grenouille, au premier lézard, au premier singe, au premier enfant. Il y a tout ça en moi. Je me suis dit : tu habites l’infini et l’infini habite en toi.
Vendredi 30 mars 2018 – 18h57
Qu’est-ce qui définit subjectivement un bon livre? L’équilibre. Une intrigue solide, des personnages humains ou surhumains, un style inimitable, la cohérence dans l’incohérence.
L’émotion. Le vrai livre est celui qui me choque, qui me fait jouir, et qui, bien sûr, me renverse le cœur et le fait éclater comme un homme en rut qui m’abandonne au milieu du chemin.
Dimanche 1er avril 2018 – 14h58
Stephen King méprise-t-il ses lecteurs? C’est une question que l’on peut se poser lorsque l’on sait qu’il qualifie de « fast food » ses romans, rien de plus qu’un « Mc Donald littéraire ». La question devient encore plus troublante lorsqu’on s’attarde à Annie Wilkes, cette « Fidèle lectrice ». La figure du « Fidèle Lecteur » est pourtant prépondérante dans les livres de King, dans ses préfaces, ses postfaces ou ses remerciements. Ou même évidemment dans le cycle de la Tour Sombre, dans cet intermède, à la fin du tome sept, dans lequel l’auteur nous enjoint de ne pas continuer notre lecture, de laisser se refermer la boite de Pandore. King démontre peut-être ici son mépris, ou du moins sa supériorité sur le « Fidèle Lecteur ». Il connaît ses gloutonneries, sa soif insatiable de pénétrer au cœur de la Tour. Il sait son avertissement aussi vain qu’inutile; il sait qu’au contraire, il enfermera plus profondément le lecteur dans sa curiosité; il l’attise. Lecteur stupide donc que celui qui termine La Tour; lecteur qui court vers sa propre déception. Ce qu’il y a au sommet, ce n’est rien de ce à quoi il s’attendait; c’est encore moins ce qu’il voulait. En ce sens, Misery est plus franc, le mépris pour le « Fidèle Lecteur », affirmé. Annie Wilkes est décrite comme stupide, béate, simple. Sans curiosité. Elle ne veut pas connaitre le secret derrière la création des histoires. Elle l’associe à un acte divin. La « Fidèle Lectrice » sait qu’elle n’a pas ce pouvoir créateur; elle se perçoit comme inférieure et dépendante de l’écrivain. Mais cela ne l’empêche pas d’exiger. C’est peut-être la caractéristique la plus frappante attribuée au « Fidèle Lecteur » : il est un dictateur, aussi impatient et avide qu’un nouveau-né hurlant. Il n’y a pas moyen de discuter avec un « bébé-it ».
19h49
Le plaisir d’écrire couchée. Le plaisir de l’encre et du papier, de l’odeur presque marine. Avoir mal à la main. Le plaisir d’écrire mal. Mettre des mots sur le papier pour mettre des mots sur le papier. Remplir les blancs. Écrire sans mes pressions et mes exigences. Mon cahier a les mêmes aspirations que mon cœur. Écrire partout. Dans les marges, entre les lignes, par-dessus les ratures, à l’envers, de bas en haut, au-delà de toutes les conventions du papier. Se dire que le cahier viendra avec moi en voyage. Pouvoir écrire dans l’avion. Écrire comme on lit, pour passer le temps. Écrire sans panne et sans hésitation. La lecture ne me laisse pas muette. Écrire sur ce que l’on écrit, et pourquoi. Écrire pour sourire.
Dimanche 15 avril 2018 – 10h20
Il y a certains livres qu’on touche, qu’on sent, qu’on embrasse avant même de les ouvrir. Comme certaines personnes, on les aime avant même de les connaître, avant même de les lire. Joyland est un de ces romans. J’ai l’impression de l’avoir déjà lu, c’est comme un clin d’œil, une douce sensation de déjà-vu. C’est sans aucun doute à cause du prêt souriant. Hier soir, mon grand-père m’a apporté ce petit livre, des mots brillants dans les yeux, la joie aux coins des joues. Il m’a parlé de sa différence, de son caractère unique dans l’œuvre de King, de ses bizarreries stylistiques et de son côté touchant. Il l’a « enjoyé » m’a-t-il confié, et il est certain que je vais l’aimer aussi. J’ai été happée par une bouffée d’affection pour cet être vieux jeu, aux idées prisonnières d’une autre époque. Je suis redevenue cette petite fille qui se couchait sur ses genoux et se faisait gratter la tête comme un chat. À travers un livre et notre passion commune pour les romans de King, j’ai touché à un fil qui unissait deux générations, deux rivalités; j’ai entrevu une porte de passage pour nous comprendre enfin.
Jeudi 31 mai 2018 – 18h57
Le jugement dernier dévisage les fondations de Notre-Dame. Incrustée dans la pierre, cette incarnation de la Fin écrase, ébranle mes doutes, même les plus rigides. C’est peut-être de passer de l’image à la réalité qui me disloque l’esprit. Car Le jugement dernier est connu et analysé par la plupart des amateurs ou étudiants ayant eu un cours d’histoire de l’art. Ces douze apôtres gravés dans la pierre, ce Christ-juge au centre de la fresque semblent sans vie sur l’écran blanc d’un projecteur. Sur Notre-Dame, terriblement beaux, ils me surplombent, me rappellent à la précarité de mon existence et de mes choix. Ils brûlent comme une croix millénaire. Tout mon corps enfle sous le poids de ce symbole. Je frissonne, faible et sans voix devant les diables rieurs, tirant toujours la balance de leur côté.
Vendredi 1er juin 2018 – 23h42
Je me remets de la crise d’hier. Je repense au plongeon de mon cellulaire dans la Seine, au regard méprisant du Français sur son bateau lorsque je lui ai demandé s’il avait un filet pour le repêcher, et je n’y crois toujours pas. Cette scène est si absurde qu’elle pourrait être camusienne.
Je revois ma marche sans fin dans le rond-point de la Bastille, haletante, sans but et sans chemin. Perdue. J’entends encore les klaxons des voitures qui éclatent dans mes tympans, et je sens un poids insoutenable sur mes pieds, le monde prêt à s’écrouler. Dans ma tête, les Parisiens me frôlent encore et s’écartent à chaque sortie. Une sortie qui n’est jamais la mienne. Mes yeux n’ont toujours pas cessé de couler, mes genoux, de trembler.
Ce soir, étendue dans le matelas à ressorts de l’auberge, c’est Sisyphe, puis Marco Stanley Fogg qui me viennent en tête. Fogg, qui regarde son univers se dérober et y découvre un sens qui le dépasse. J’ai vécu pareille révélation en tournant en rond. En lâchant finalement prise, en m’abandonnant au cercle. Il y a eu des éclats, des éclairs d’irrégularité dans les répétitions du rond-point.
C’est en fermant les yeux que j’ai finalement trouvé la sortie. Je ne comprends toujours pas. Le chemin derrière est encore sombre, brumeux. Le chemin derrière a la même couleur que la Seine.