Mélissa Gasse
« Le principal fléau de l’humanité n’est pas l’ignorance, mais le refus de savoir. » -Simone de Beauvoir
Autre temps, autres mœurs?
OEUVRE: Lettre ouverte à une jeune fille morte, Gilbert Cesbron
« Écrire, essayer méticuleusement de retenir quelque chose, de faire survivre quelque chose : arracher quelques bribes précises au vide qui se creuse, laisser, quelque part, un sillon, une trace, une marque ou quelques signes. » – Georges Perec
« Vous avez mis fin à vos jours, cette nuit à 4h30… » Paris, 1968.
Une jeune fille vient de s’enlever la vie derrière les volets clos de sa chambre, avalant dans la nuit un tube de médicaments et ne laissant aucune réponse à la question posée par tous dans un tel cas : « Pourquoi? » À son chevet, un homme aux cheveux gris (le narrateur) la veille et tente justement de s’expliquer « pourquoi on se tue à vingt ans, une nuit de juin, alors qu’on est douée, belle, aimée ». Dans sa Lettre ouverte à une jeune fille morte, Gilbert Cesbron s’intéresse à la société française en scrutant méticuleusement les fautes de celle-ci grâce à une plume acérée et une lucidité certaine. Il interroge donc les failles dans la condition féminine de l’époque, celles-ci pouvant peut-être justifier les raisons derrière l’ultime geste de la jeune fille. Les propos énoncés tout au long de l’essai de Cesbron ne sont pas sans rappeler ceux d’Une chambre à soi, texte publié près de quarante ans plus tôt par Virginia Woolf, et dans lequel celle-ci expose, par la puissance d’une écriture teintée d’ironie et de sarcasme, les difficultés liées au fait d’être femme dans la société. Elle met notamment en lumière une société patriarcale dans laquelle le rôle de la femme est relégué aux seules questions domestiques et à l’éducation des enfants, thèmes qu’on retrouve également chez Cesbron, des années plus tard. Autre temps, autres mœurs? À en croire les propos de ces deux auteurs, le sujet traverse les âges d’une manière criante. Bien qu’écrits à des époques différentes, par deux écrivains de sexe différent et venant de pays différents, ces deux textes semblent néanmoins se faire écho, tant dans la forme que dans le propos. Seul le ton varie, Woolf empruntant celui de l’ironie là où Cesbron tend plutôt vers l’écriture dramatique.
L’œuvre s’ouvre sur la lecture par le narrateur des cahiers de notes de la défunte, rangés, classés avec un soin méticuleux. Il y découvre un talent certain pour les études, relevant au passage les commentaires positifs laissés par ses professeurs. Mais à quoi bon, se demande-t-il? À quoi bon investir tant d’efforts, des années durant, sur les bancs d’école, pour finalement devoir abandonner tout cela, au profit d’un mari, d’une demeure à entretenir et d’enfants à venir? Car c’est bien cela qui attend la femme des années 60. Elle peut maintenant accéder à certains métiers, certes, mais plusieurs lui sont encore interdits. On la confine incontestablement à des tâches rappelant son rôle au sein de la famille : rôle domestique, tâches journalières, etc. L’arrivée des enfants en rajoute à cette lourdeur quotidienne et aliénante, en totale opposition avec l’émancipation de la femme, pourvu que celle-ci fût possible à cette époque. La mère-femme se retrouve alors devant un lourd dilemme, exposé brillamment par Cesbron. Dans le premier cas, la travailleuse met sur pause sa vie professionnelle le temps d’élever son (ses) enfant(s), pour ensuite devoir réintégrer ce marché qui a évolué sans elle. Elle se retrouve alors coincée dans « une besogne sans rapport avec ses études et ses capacités ». Sinon, elle se voit contrainte de « confier apparemment à d’autres mains, en fait à un autre cœur, de l’élever. » Comme se le demande à juste titre l’auteur, « est-ce donc un dilemme sans issue? » Difficile, à la lumière de cet état des choses, de déclarer que non.
Difficile la relation amoureuse à l’époque
Le constat est sombre, certes. Et le narrateur ne s’arrête pas là dans la dénonciation. Il poursuit en effet cette fois en interrogeant la manière dont sont vécues les relations amoureuses des jeunes de l’époque. Il se base ici, pour étayer son propos, sur une enquête qui a été réalisée afin de mieux comprendre les mœurs sexuelles des étudiants de dix-huit à vingt-deux ans et pour laquelle on a demandé son aide afin d’en tirer les conclusions. Les déclarations faites par ces jeunes l’atterrent, particulièrement les propos tenus par les jeunes femmes. Il y perçoit « une incroyable veulerie : elles acceptaient la loi égoïste et cynique du petit mâle, du porte-sexe. […] La crainte d’être mises en quarantaine, ou seulement celle "de ne pas faire comme les autres" devenaient paniques. » Le poids qui pèse sur elles est bien réel, celui de la perfection, de la conformité aux autres, aux standards imposés. Elles ne sont plus elles-mêmes face à l’amour, on leur demande de s’oublier, jusque dans leur chair : « Le plaisir physique ne jouait à peu près aucun rôle dans leur permanent couche-toi là; ni l’amour, du moins au sens humain du mot. Elles ne l’employaient guère qu’accompagné du verbe faire. » Au-delà des faits énoncés, c’est la manière dont ceux-ci sont présentés par les jeunes qui affecte le narrateur. En effet, ceux-ci se confient avec « [u]n tel cynisme, une telle naïveté, un tel désarroi » que cet état des faits semble presque normal pour eux. Et c’est d’autant plus inquiétant que cela semble avoir des répercussions sur l’avenir. Le rôle des femmes s’en trouve réduit aux stéréotypes, celles-ci devenant « conformes à leur caricature » aux yeux des hommes. Ainsi, lorsque l’homme « respecte profondément sa mère, asservit et tarabuste sa femme et couche avec des filles », il apparaît bien évident que ces dernières appartiennent à trois sexes différents qu’il faut distinguer. Et selon le narrateur, la faute incombe à notre civilisation qui crie « Les femmes et les enfants d’abord! », mais seulement en cas de catastrophe, parce que « le reste du temps, c’est : "Les hommes, d’abord!" et même : "Les hommes, seuls!" »
La réflexion du narrateur se poursuit ainsi sur 150 pages. Dans un procédé propre à l’essai, il digresse de son sujet, revient, explore d’autres voies, d’autres possibilités. La question demeure, pourquoi? Cesbron a tenté d’y répondre dans sa Lettre ouverte, mais ce n’est là qu’une piste probable, possiblement la pointe de l’iceberg car, comme il fait dire à son narrateur, « on ne se supprime pas parce que la condition de la femme dans notre société est encore à demi servile et vous accule à des options insupportables. Non, pas seulement pour cela. » Reste qu’il est indéniable qu’une grande part du problème vient de là et que les sujets dont traite Cesbron n’ont de cesse de soulever les débats. À cet effet, Simone de Beauvoir n’a-t-elle pas écrit dans Le Deuxième Sexe : « Le présent enveloppe le passé et dans le passé toute l’Histoire a été faite par des mâles »? Force est de constater, avec Cesbron, qu’« il s’agit aujourd’hui de rendre la liberté et l’égalité à la moitié du genre humain, les femmes »!
______________________________
Gilbert CESBRON. Lettre ouverte à une jeune fille morte,
Paris, éd. Albin Michel, 1968, 152 p.
Pas rose d’être une femme en 1968
Auteur prolifique, Cesbron a publié des romans, des nouvelles, des contes et des pièces de théâtre. L’essai, genre choisi pour Lettre ouverte à une jeune fille morte, lui permet cette fois de prendre la plume sous un « je » assimilable à lui-même, se mettant en scène dans un huis clos dramatique. C’est donc au chevet de la jeune fille, qui vient de mettre fin à ses jours, que le narrateur entame une longue réflexion intérieure, devant ce visage d’albâtre paisible qui ne lui répondra pas. S’ensuit alors un profond réquisitoire contre « une société d’hommes ». Plusieurs grands thèmes y sont traités, la maternité en opposition avec le travail, les relations amoureuses, le poids de la religion, etc. Rapidement, sa conclusion est la suivante : rien n’est moins compatible que la réalité d’une jeune femme et les exigences de la société de l’époque.
« C’est donc au chevet de la jeune fille, qui vient de mettre fin à ses jours, que le narrateur entame une longue réflexion intérieure, devant ce visage d’albâtre paisible qui ne lui répondra pas. S’ensuit alors un profond réquisitoire contre « une société d’hommes ». »