Roxanne Michaud
« Je ne peux pas dire qui je serai demain. Chaque jour est neuf et chaque jour je renais. » -Paul Auster
Le revers de la médaille
OEUVRE: Meursault, contre-enquête, Kamel Daoud
C’est l’histoire de l’Arabe assassiné dans le roman L’Étranger de Camus.
C’est l’histoire de Moussa, tué anonymement, par Meursault.
C’est l’histoire d’une identité restituée sous la plume d’Haroun, le frère de la victime, dans le roman Meursault, contre-enquête écrit par le journaliste oranais Kamel Daoud.
Dès la première ligne du roman « Aujourd’hui M’ma est encore vivante » qui n’est pas s’en rappeler l’ouverture célèbre, écrite il y a plus de 70 ans : « Aujourd’hui maman est morte », Daoud établit les bases de son roman qui s’apparente à la forme du texte de Camus tout en oscillant entre les frontières d’une critique et d’un hommag. Meursault, contre-enquête cherche avant tout à se réapproprier l’identité de l’homme fantôme de L’Étranger qui, a plus de vingt-cinq reprises, est surnommé l’« Arabe ».
Moussa Ould El Assasse, le fils du gardien (traduction de l’arabe)
L’invisibilité de Moussa, qui est dénoncé à travers le narrateur Haroun, reflète à la fois les rapports sociaux à l’époque de l’Algérie française, dans laquelle le Français s’octroie une supériorité hiérarchique à l'égard de l’Algérien, ainsi que l’indifférence coloniale dont il témoigne envers sa victime : « On était Moussa pour les siens, dans son quartier, mais il suffisait de faire quelques mètres dans la ville des Français, il suffisait du seul regard de l’un d’entre eux pour tout perdre, à commencer par son prénom […] » (Daoud). Il n’y a tout simplement aucune allusion qui est faite dans l’Étranger concernant le nom de Moussa. Sa vie n’a aucune valeur. Le crime de Meursault réside surtout dans l'insensibilité dont il a fait preuve aux funérailles de sa mère et non dans le fait d’avoir assassiné un homme sous l’emprise du soleil et de l’ennui. Moussa est classé au rang de sous-homme.
Si Haroun souligne le vil usage du terme « Arabe » pour désigner le peuple algérien, il l’accuse aussi de les plonger dans l’anonymat, les condamnant à disparaître de plus en plus à chacune des lectures du roman de Camus. Ils deviennent les étrangers, les roumis à l’intérieur de leur propre pays. Ce terme assigne également une nationalité fautive à Moussa : « On le désignait comme l’Arabe, même chez les Arabes. C’est une nationalité, "Arabe", dis- moi? Il est où, ce pays que tous proclament comme leur ventre, leurs entrailles, mais qui ne se trouve nulle part ? » (Daoud). Le territoire nord-africain, qui devient l’Algérie en 1962, a connu une certaine période d’arabisation. Les Algériens sont donc un peuple « arabisé » et non arabe. La majorité d’entre eux sont des descendants berbères, un peuple autochtone du Maghreb divisé en plusieurs tribus. Dans le cas de Moussa, sa famille se compose de « pauvres bougres d’indigènes » (Daoud). Le terme « Arabe » tout comme « Nègre » existe, selon Haroun, uniquement dans le regard du Blanc qui classe l’Autre sous un mot générique lui permettant d’oublier ce qui se cache réellement sous celui-ci. Ainsi, Moussa peut être un Berbère, un Algérien, un Maghrébin, un Africain, mais pas un Arabe.
roman de Daoud, c’est le corps de Moussa, jamais retrouvé, qui disparaît dans la mer. Il n’est pas parvenu à vaincre le Pharaon, incarné par le Français. Ainsi, l’auteur illustre le contraste entre le destin des deux hommes : d’abord il y a celui du Moussa coranique, qui sauve les peuples d’une mort certaine, puis celui du Moussa tué, qui n’a pas réussi à accomplir « son devoir » puisque sa vie et son avenir lui ont été volés prématurément. « Qui sait quel fleuve l’a porté jusqu’à la mer qu’il devait traverser à pied, seul, sans peuple, sans bâton miraculeux » (Daoud)
Meursault, contre-enquête, le premier roman du journaliste Kamel Daoud, peut sembler à la première lecture comme un simple règlement de compte avec l'écrivain Albert Camus, or ce texte tente plutôt de rétablir un équilibre en racontant l’autre facette de l’un des plus célèbres romans français du XXe siècle. Il est en fait une réécriture de « droite à gauche » (Daoud) de L’Étranger et il propose par le biais du narrateur Haroun, un vieillard qui fait le récit de son histoire dans un bar d’Oran à un universitaire, une série de ressemblances à une autre œuvre de Camus, La chute. Cet effet miroir a également une résonance actuelle sur la relation entre la France et l’Algérie dans laquelle se mêlent les traumatismes d’une guerre ancrée dans la mémoire collective et un rapport d'après-guerre difficile entre les Algériens et les « héritages » de la guerre d’indépendance et de la colonisation, notamment celui avec la langue française. Haroun, lui, s’approprie la langue de l’Autre afin de lire sur le meurtre de son frère, mais aussi pour se libérer du deuil interminable qui l’accompagne, elle est son « bien vacant » (Daoud). Ainsi, le roman de Daoud, qui s’inscrit dans une perspective postcoloniale, invite à relire le célèbre roman L’Étranger avec, cette fois, des lunettes différentes.
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DAOUD, Kamel. Meursault, contre-enquête,
Alger, éd. Barzakh, 2013, 153 p.
« Le crime de Meursault réside surtout dans l'insensibilité dont il a fait preuve aux funérailles de sa mère et non dans le fait d’avoir assassiné un homme sous l’emprise du soleil et de l’ennui. »
Moussa, le prophète déchu
« Arabe, je ne me suis jamais senti arabe, tu sais. […] Dans le quartier, dans notre monde, on était musulman, on avait un prénom, un visage et des habitudes. Point. » (Daoud) La formation identitaire du personnage de Moussa, qui est mise en lumière dans le roman Meursault, contre-enquête, se façonne également par l’intégration de la religion musulmane dans le texte. Sa mère, par exemple, porte le haïk, un vêtement féminin emblématique de l’Algérie, tout en se rattachant à la tradition islamique. L’onomastique des prénoms Haroun et Moussa constitue une référence directe au texte coranique dans lequel les deux individus sont aussi des frères. De plus, dans l’un des passages du Coran, Allah dit à Moussa de frapper la mer avec son bâton et lorsqu’il le fait, elle s’ouvre en deux afin qu’il puisse, accompagné des fils d’Israël et d’Égypte, la traverser pour échapper au Pharaon. Or, dans le