Lettre à une Putain
Nelly,
J’ai peur de finir putain, moi aussi.
J’ai peur qu’on pille mon corps, qu’on m’en dépossède, que je doive céder. J’ai peur de devoir succomber à leur besoin de posséder.
J’ai peur de rencontrer mon père, mon grand-père, mon oncle et tous les autres, tous ces hommes vulgaires qui nous font croire que c’est de notre faute. Ces hommes monuments, qui ont été si longtemps vénérés et qui, toujours, abusent de notre vulnérabilité. Ces hommes qui s’en permettent, justement parce qu’ils sont hommes. Ces hommes qui aiment leur fille, mais violent leur amie. Ces hommes paradoxes, ces hommes paradigmes, ces hommes aux mille visages qui empêchent les femmes d’être dignes.
J’ai peur d’être touchée. J’ai peur qu’on me touche, j’ai peur qu’on m’attouche, alors que je n’aurai rien demandé. J’ai peur d’être violée. Ce sont des mots laids, mais j’ai peur d’être violée. Être une femme, en 2018, c’est avoir une chance sur trois d’être agressée. Si ce n’est pas moi, ce sera ma mère, ce sera ma sœur. J’ai peur d’être attouchée, mais je préfère que ce soit moi plutôt qu’elles. Moi, je sais me taire, me terrer, m’enterrer. Je sais me noyer dans les apparences, j’ai l’habitude d’être broyée.
Nelly, dis-moi, comment as-tu fait, toi, pour survivre dans un monde d’hommes ? Ah oui, c’est vrai, tu n’as pas survécu. Tu as vécu, peu, mal, par eux et pour eux. Pour les satisfaire, satisfaite d’être à eux.
J’aimerais te dire que le monde a changé. Qu’après tes écrits, ton suicide, ta vie, les gens ont compris. J’aimerais te dire que le monde n’est plus dirigé par les hommes. Que les clients n’existent plus, que la demande a cessé, qu’ils en ont eu assez. J’aimerais te dire que la femme d’aujourd’hui n’est plus violée, battue, maltraitée. J’aimerais te dire qu’elle est libre de parler. Mais j’aurais tout faux.
Il me faudrait plutôt te dire qu’encore aujourd’hui rien n’a changé. Les amies de ma sœur se font vomir à onze ans, se bourrent d’antidépresseurs à douze et se suicident à treize. J’aimerais te dire que ma sœur y échappe, mais j’aurais tout faux.
Je le vois dans leur regard. Les jeunes filles, à peine femmes, sont broyées. Petites putes en devenir, marionnettes dissoutes. D’enfants à femmes, d’humaines à objets. Son corps déjà pillé avant d’être entièrement formé. Son désir étouffé avant d’être exprimé. Est-ce qu’on peut vivre autrement ?
Les guerres, les conquêtes, les assimilations. Des hommes, des hommes partout et en tous temps. Dans leur désir de détruire, de déporter, d’emporter tout. Hommes brutes. Hommes tyrans, hommes qui tirent sans sentiment. Hommes qui dominent. L’Amérique, la Lune, mais avant tout la Femme. Pulsion de vie qu’étouffe celle de mort.
Mes modèles à moi ne font pas de génocides. Elles conçoivent la vie durant la guerre. Elles refont le monde quand celui-ci se perd. Et pourtant, ces modèles sont aussi soumises, battues, torturées, violées. Mes modèles à moi sont des femmes, dans toute leur beauté, leur tristesse et leur fragilité.
Et je serai de ces femmes.
Nelly, j’ai peur de devoir un jour donner mon corps à l’art, pour l’art. J’ai peur de devoir me vendre, de devenir un produit. De n’être que celle qui reproduit. Peur d’avoir à me produire pour eux, d’être produite par eux. J’ai peur qu’être artiste, ça ne soit pas suffisant. J’ai peur d’être choisie, aimée, adulée, parce que je suis femme plutôt qu’artiste. Sexy plutôt que talentueuse. Désirable plutôt que capable. J’ai peur qu’on choisisse toujours la femme avant l’artiste. Peur de me fondre, de vouloir vivre à fond mais de ne rester qu’en surface, j’ai peur qu’on m’efface.
J’ai peur de devoir me travestir pour être artiste. Peur de devoir taire la femme pour être mieux écoutée. Être femme, c’est accepter d’être cible, d’être ciblée. Je devrai me prostituer. C’est inévitable. Toutes les femmes se prostituent sans arrêt. Vous vous prostituez, mes sœurs, chaque fois que vous souriez alors que vous voudriez pleurer. Vous vous prostituez, mes mères, en acceptant de vous déshabiller alors qu’au fond, vous n’en avez pas envie. Vous vous prostituez sans cesse à taire vos maux pour l’être aimé. En vous soumettant. À dire oui quand ça bout en dedans. On s’escamote le cœur pour plaire. Mais pour qui ? Pour quoi ?
J’ai peur pour toi, ma mère, ma sœur, ma fille. Peur qu’ils posent sur toi leur regard de salaud. Leur regard d’hommes mal dans leur peau. J’ai peur de mettre au monde une fille et qu’elle m’en veuille. J’ai peur qu’en donnant la vie elle reçoive le mal de vivre, le mal de vie. Peur que sa féminité soit trop dure à porter, qu’elle flanche sous le poids de l’homme. Peur de contribuer au massacre. Peur de lui donner la vie, peur qu’elle se donne la mort.
Nelly, je ne veux pas la voir devenir putain. Je veux d’un monde où elle sera bien. Je veux d’un monde où elle pourra crier, cracher, critiquer. Je veux d’un monde où les femmes ont le droit de s’exprimer. Je veux qu’elle tienne ce monde dans ses bras sans avoir peur de l’échapper.
Je veux qu’un jour, ma fille, tu construises ce monde avec moi.
Pour toutes celles qui y ont droit.
Mélina Nantel
« Vous découvrirez le plaisir des mots ; parce que, en dépit de tout ce qu’on a pu vous dire, les mots et les idées ont le pouvoir de changer le monde. » -Kleinbaum