La succession de maisons construites en tôle et en terre formait un corridor étroit qui semblait ne plus finir. Nous marchions en zigzag jusqu’au bout de ce couloir brulant, où se trouvait une entrée, fournie d’arbres et de feuillages, emplie d’un courant d’air frais régénérateur. Nous avions été invités à partager un repas chez les Ibos, une assez grande famille qui avait fui le Niger pour venir s’installer à Grand-Popo, au Bénin. Gaston, un homme dans la quarantaine, fort sympathique, mais qui parfois buvait un peu trop pour s’installer derrière le guidon de sa moto, m’y avait conduit en fin d’après-midi. En temps normal, à cette heure, je me trouvais déjà à la maison, en train de lire ou de fixer l’océan Atlantique Sud, qui chaque jour s’étalait de tout son long devant mes yeux.
Pour l’instant, j’étais entouré de gens que je ne connaissais que depuis quelques minutes, à partager un riz horriblement épicé ainsi qu’une Béninoise (bière locale), sans laquelle je n’aurais sans doute jamais terminé mon repas. Loin de mon petit quartier tranquille, je réalisais que je formais pour la première fois la minorité du groupe auquel j’appartenais. Les regards jetés sur moi étaient parfois doux, parfois sévères, inspirés par les jugements qu’un Africain peut avoir en considérant un jeune homme blanc qui, à ses yeux, devrait être riche, cultivé ou avide de je ne sais quel gain. Malgré tout, on m’accueillait à bras ouverts, en me questionnant sur mes objectifs, sur mon pays et son climat, sur ses habitants et sa politique. Le Bénin, pays francophone, me donnait l’occasion de discuter avec la majorité de ses habitants et, ainsi, d’en apprendre davantage sur leur perception du monde. De temps en temps, une histoire ahurissante concernant les sortilèges vaudou m’était racontée, avec un mélange de sérieux et d’émotion, qui chaque fois me laissait dans un état d’esprit impossible à décrire.
Le repas que j’avais ingéré m’avait laissé avec un léger inconfort entérique qui, malgré tout, ne rendait pas le chemin du retour moins plaisant. L’odeur fraîche de la nature, supplantée par celle des ordures qui brûlaient et du pétrole fuyant l’échappement des vieilles motocyclettes, s’imprégnait doucement dans ma mémoire et me laissait un sentiment de liberté inexplicable.
La route n’était jamais ennuyante, on y trouvait toujours quelques éléments singuliers, comme un homme portant un matelas sur sa moto, ou une femme maintenant plusieurs branches de bambou en équilibre sur sa tête. Cela me fascinait grandement puisqu’il s’agissait d’une manière de vivre qui s’éloignait de celle que j’avais apprivoisée toute ma vie, règlementée et contraignante. Ici, les gens roulent au maximum admis par leur véhicule, aucun panneau de signalisation n’est mis en place, aucune ligne de délimitation n’est peinte sur le sol.
Arrivé chez moi, je souhaitais bonne nuit à mon voisin Aziz en sachant très bien que je ne me coucherais pas de sitôt. À sept heures seulement, j’avais devant moi une longue soirée à ne rien faire, à profiter, pour l’une des rares fois, de l’instant présent. Sans pour autant me plonger dans une profonde méditation, je prenais grand plaisir à voir le temps s’écouler avec une lenteur aussi placide. Dans moins de douze heures, je serais de retour dans les champs, courbé sur le sol, fatigué, mais souriant. J’imaginai avec détails ce jardin, qui, de jour en jour, se concrétisait davantage, achevé, avec ses fruits et ses légumes colorés, ruisselants d’eau fraîche.
Quatre heures du matin. Je venais tout juste d’être tiré d’un rêve, dont mon seul souvenir était de frôler la paroi d’une falaise, avant qu’apparaisse une corde, à laquelle je m’étais vite accroché. En quelques secondes, je me voyais aspiré par un décor coloré, presque psychédélique, dans un mouvement circulaire et agité, loin du danger que représentait pour moi cette falaise.
J’étais étalé sur mon lit, ravi et impressionné par la capacité qu’avait mon cerveau à me faire ressentir des expériences pratiquement irréalisables dans le monde réel. Impossible de me rendormir.
Dehors, les vagues frappaient la côte et se synchronisaient avec le rythme de ma respiration. Pour la première fois, j’étais debout avant mon réveille-matin.
Cinq heures de décalage
Gabriel Rioux-Jomphe
« Personne ne sait encore si tout ne vit que pour mourir ou ne meurt que pour renaître ». -Marguerite Yourcenar