Mélissa Gasse
« Le principal fléau de l’humanité n’est pas l’ignorance, mais le refus de savoir. » -Simone de Beauvoir
Acte I, Scène I
Vendredi soir sur scène, dix-millième représentation du même spectacle absurde qui tourne en boucle. Et on ne s’en lasse pas, même si on le connaît par cœur. Les acteurs n’ont même plus le trac. Chaque soir, c’est salle comble et on en redemande, dans un théâtre près de chez vous.
Entracte
Tu marches en coulisses, actrice fuyante
Trajectoire habituelle, revisitée souvent
Pas automates, silencieux
Ne pas faire de bruit, surtout
Ne pas déranger, ne pas imposer ta présence
Ne pas dériver, surtout
Allez, un petit effort, souris, on te regarde encore. Sois belle et tais-toi. Lève la tête, garde ton rôle
C’est presque terminé
Mais ça craque
Déjà
Tu ne tiendras pas
Les larmes se fracassent
Déjà
Éclatent
En une myriade d’étincelles perlées
Sous les parois étanches du masque si parfaitement modelé
Accessoire façonné par d’autres mains des années durant
Celui qui, ce soir, menace de tomber
Masque parfait, sans trop de relief
Moule d’un corps effilé, filaments de beauté fausse
Ficelée au fil de fer
Où s’accrochent des regards convoiteurs
Coups d’œil lubriques
Cernés de fantasmes salaces
Masque qui brûle
Usé
D’avoir été trop souvent porté
Devenu seconde peau
Costume imposé, trop étroit
Mascarade de maquillage criard
Fallacieuse contenance pour masquer la confiance
Celle qu’on ne nous a pas donnée
Celle qu’on nous a enlevée
Celle qu’on nous a échangée contre la contrainte
L’obligation d’habiter un corps qu’un autre être habitera
Car autrement, on sert à quoi?
Derrière le masque habite cette peur terrible. Celle de ne pas vouloir mettre au monde une fille, la propulser dans ce monde d’hommes. La savoir déjà ostracisée, avant même son premier souffle et jusqu’à son dernier.
Lui laisser pour héritage
Cette honte séculaire
Qui a pu nous réduire à des êtres infimes
Infirmes jusque dans nos pensées
Indignes de paroles et d’actes
La peur qui l’empêchera de se tenir droite
Qui la musèlera comme autant d’interdits
Qu’on déroge du texte! Mélangeons le souffleur, bravons le metteur en scène! Qu’ils tombent enfin, ces masques! Tu ne cherches plus à les retenir. Tes doigts fébriles, qui s’accrochaient et qui refusaient, se délestent désormais, veulent à présent montrer. Révéler qu’il y a plus qu’on ne le croit, présenter que dans ces larmes amères
Résident les secrets bien enfouis
D’une histoire à finir
Brisée par le sort en plusieurs endroits
Une tragédie vieille de centaines d’années
Théâtre grec de siècles de batailles
Dont on porte encore le poids
Et dont les ruines de l’Acropole tremblent encore
Retour sur scène (Décor : une cuisine reluisante de propreté)
Vendredi soir sur scène, dix-millième répétition du même discours absurde qui tourne en boucle…
Monologue :
⦁ Moi, je sais où est ma place. Je sers à l’entretien de la maison, à la préparation des repas, à l’éducation des enfants. Je ne travaille pas, ça ne servirait à rien. Je n’ai pas à être éduquée, instruite. On ne me reconnaît pas pour mon intelligence. Je suis l’image du bien paraître, je suis belle quand c’est le temps, le reste du temps je m’efface. Je ne bois pas, ne fume pas, ne blasphème pas, ne commets pas d’excès. Je fais l’amour quand on me le demande. Je n’élève jamais la voix, non, il ne faudrait pas. On m’exige le silence, même dans mes larmes. On me serre un bras, parfois, mais je le mérite si je sors de mon rôle. Tout cela me convient, après tout, je suis une femme!
Fin du dernier acte
La foule applaudit, en un tonitruant hommage
Tu te courbes devant eux, en un bref salut
Vieux dos, ployant son dernier remerciement
Hypocrite
Dernier regard lancé, œillade ultime
Tu sais que tu ne reviendras pas parce que,
Ça suffit!
Le rideau a foulé tes pieds
Lourd et opaque
Chape de plomb qui tombe et te voile
Assourdit les derniers éclats, les avale
L’illusion futile d’une intimité retrouvée
Les badauds quittent, satisfaits
Ils auront cru ton bonheur
Mystifiés, tous
Combien d’autres sacrifices
Et au prix de combien d’entre nous encore?
Je suis porteuse de ce mal étrange, mais si commun. Je porte ces masques, épuisée de jouer mon propre rôle. Porteuse, mais pourtant pas malade, de cette condition inconnue des hommes.
Hommes de foi, hommes de loi
Tribunal sévère, patriarcat réfractaire
Au banc des accusés, je me dois d’être petite, alors que j’ai seulement souhaité être grande, immensément solide. La voix hors-scène écorche mes oreilles : Coupable!
D’avoir voulu rompre le cycle
D’avoir osé être fière
De m’être tenue debout
Coupable
De n’avoir plus voulu être victime d’une vie remplie de didascalies, dictée par un auteur, racontée par un chœur…
Sois belle et tais-toi?
Non!
Sois belle
Femme
Parce que t’es toi!