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13 ans… Cela fait 13 ans que cette photo a été prise. Sur celle-ci, un chemin de terre brunâtre, circulant entre les hautes herbes sèches, s’enfonçait dans la forêt tout en prenant une teinte orangée. À la limite de ce bois, de grands buissons au tronc sec et seulement coiffés d’un maigre feuillage se dressaient fièrement sous le soleil. Ils succédaient à des arbustes à meilleure mine qu’eux, puis à des arbres apportant de la fraîcheur par leur ombre. Toute cette succession de végétaux formait un genre d’escalier, un dégradé de verts, du plus clair au plus foncé. Au milieu du paysage, balançant entre le désertique et le luxuriant, se trouvaient quatre enfants en file indienne sur le sentier rougeâtre. Deux Blancs, deux Noirs. L’un d’eux transportait un énorme carton sur sa tête ne laissant entrevoir que ses petites jambes blanches. Cette petite fille, cachée par l’énormité de ce carton, c’était moi…

 

J’avais alors six ans. J’étais accompagnée de ma mère portant mon petit frère de trois ans sur le dos à l’aide d’un paréo léopard, ancien vestige d’une tenue mahoraise. Je portais, ce jour-là, un t-shirt à bretelles bleu marine ainsi qu’un short rouge, arrivant au niveau des genoux, parsemé de motifs d’escargots et d’abeilles bleus ou jaunes. J’avais de longs cheveux bruns dont les pointes devenaient plus claires, allant dans les teintes blond doré. Ceux-ci étaient ramenés en arrière par deux couettes. Nous sortions alors de notre maison, entourée d’une 7 de tôles grises, et nous nous dirigions vers le dispensaire où mon père travaillait. La route, terreuse et jonchée, par-ci par-là, de quelques déchets évadés de poubelles sans couvercle, passait entre notre maison – à droite – et la maison d’une voisine, dont le salon faisait aussi office de magasin à l’époque, à côté de laquelle se situait la mosquée, d’un blanc quasi-immaculé. Le trottoir était envahi par des sensitives, minuscules plantes épineuses sur lesquelles je m’amusai à passer les pieds, leurs feuilles se recroquevillant immédiatement à leur contact. Tout de suite après avoir rendu visite à mon père, je me précipitai derrière le bâtiment en direction des Padzas (se dit pa/d/za, le « s » ne se prononçant pas). Ceux-ci étaient la version miniature de ces grandes collines aux couleurs chatoyantes, variant du marron au rouge.

 

Je courais pieds nus, ressentant la fraîcheur du sol ainsi que sa douceur, et j’escaladais les falaises grâce aux racines des végétaux qui traversaient celles-ci ou à l’aide de branches d’arbres. L’odeur fauve de la terre imprégnait mes narines et m’enivrait. Elle réveilla alors la fièvre de l’imagination et je me métamorphosai en un animal sauvage, indomptable et libre, parcourant les alentours au galop ou avec le pas lent et prudent d’un prédateur traquant une proie imaginaire. Mon frère m’accompagnait, suivant mes instructions, reproduisant les faits et gestes des personnages de mes histoires. Nous étions allongés sur le ventre, à même le sol d’un petit promontoire à l’ombre de quelques arbustes, quand on m’appela. Je tournai la tête vers l’origine de l’appel. Mes amis venaient enfin d’arriver, prêts à courir à travers le paysage et à faire des glissades sur les Padzas. Pour ce faire, nous utilisions des morceaux de cartons, des sacs plastiques de supermarchés, des bacs en plastique ou, le plus souvent, des couvercles de poubelles – voilà pourquoi elles avaient rarement un couvercle pour les couvrir.

 

Cette journée-là était particulièrement spéciale, car on organisait un « mariage » traditionnel mahorais. MON « mariage », pour être exacte. J’« épousai », par jeu, le frère d’une amie. Cachées dans un tunnel de feuilles, les filles m’habillaient de ma « robe de mariée » qui se composait de lianes tressées autour de mes hanches et de ma tête, et dans mes cheveux. Du côté des garçons, ceux-ci passaient le temps à couper tout ce qu’ils voyaient avec un coupe-coupe – genre de longue machette qui faisait quasiment la moitié de leur taille – ou, pour une raison obscure, ils s’amusaient à se brûler les fesses – c’était celui qui se tenait le plus longtemps et le plus près au-dessus du feu qui gagnait. On riait, puis je m’installai avec mon « mari » sur un fauteuil de terre, creusé par les éléments à même la roche. Ledit siège se trouvait sur une petite corniche entourée d’arbres et d’arbustes au feuillage dense et verdoyant, formant ainsi un genre de bulle qui ressemblait étrangement à la calèche de Cendrillon. Une fois assis – les « convives » restant debout à l’extérieur de la pièce naturelle – on s’ennuya rapidement et le silence se mit à peser lourdement sur nos épaules. Ne pouvant plus supporter de rester assise, je quittai la pièce, enlevant tout mon attirail de « mariée », et je sautai en l’air en lançant, au passage, ma couronne de lianes et de fleurs vers le ciel.

 

Je n’avais pas vraiment d’amis à part ce groupe d’Afro-Mahorais avec qui je m’entendais bien. Les Mzungus (à prononcer m/zou/n/gou), ou les Blancs si vous préférez, me méprisaient – du moins, certains le faisaient. J’étais toujours couverte de poussière, le visage plein de terre ; je ne tenais pas en place ; je ne portais pas de jolies robes roses avec un nœud dans les cheveux ; je ne jouais pas à la poupée comme une petite fille devait le faire. En d’autres termes, je n’étais à leurs yeux qu’une sauvageonne mal élevée. Beaucoup de familles n’eurent de cesse de critiquer mon éducation, en disant que ma mère et mon père étaient de mauvais parents, qu’ils avaient échoué dans leur rôle parental ; critiques blessantes restées gravées dans leur mémoire. Cependant, cela ne les empêchait pas de se lier d’amitié avec eux. Il est toujours utile d’avoir un médecin sous la main qui pourra vous soigner et vous hisser plus haut dans la société.

 

Je peux donc me considérer chanceuse d’être née dans une famille comme la mienne. Nous avons voyagé et déménagé dans de nombreux pays et de nombreuses îles, partageant, de ce fait, tant de choses ensemble. Mon père, malgré la fatigue de ses longues heures d’un travail qui semblait interminable, a toujours été capable de passer du temps avec mes frères et moi, et avec ma mère. Celle-ci m’a toujours soutenue dans les moments les plus difficiles, me rassurant et me cajolant en même temps. Lorsque j’ai été retirée de l’école à cause de mes problèmes scolaires, elle a été mon enseignante privée – attentive, sévère parfois, claire, mais pas toujours, dans ses explications. En dépit de tout ce que je leur ai fait subir – ô combien j’ai été difficile à surveiller et à vivre, parfois, et que de bêtises j’ai faites durant mon enfance ! – ils ne m’ont jamais laissée tomber, n’ont jamais baissé les bras, et n’ont eu de cesse de me réconforter et de m’encourager à aller de l’avant. Je ne les remercierai jamais assez pour tout ce qu’ils ont fait pour moi, car, sans leur aide et leur présence, je ne serais probablement pas ici aujourd’hui.

Une enfance à Mayotte

Sauvanne Soriot

 

Sauvanne Soriot est une femme de 19 ans qui adore lire et peindre. Elle aimerait pouvoir voyager à travers le monde, en particulier au Japon, apprendre le japonais et avoir la possibilité, et la chance, d’écrire un livre.

© 2018 par Sabrina Charron, Mélina LeGresley et Lysanne Vermette. Créé avec Wix.com

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