Sarah-Maude Bilodeau
« Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, elle sera poète, elle aussi! » -Arthur Rimbaud
Onze lettres, deux livres, une seule intention
Oeuvres: Lettre à un jeune poète, Virginia Woolf ET Lettres à un jeune poète, Rainer Maria Rilke
« Écrivez-moi, je vous en prie, pour me dire où va la poésie - à moins qu’elle ne soit morte? » C’est ainsi que le jeune John Lehmann aborde, en 1931, Virginia Woolf, lui transmettant - par une lettre alors jugée bonne à brûler en raison de la pauvreté du style - cette requête pour le moins étrange. En effet, l’auteure britannique est déjà, à l’époque, une romancière reconnue. Notons bien : romancière, et non pas poète, d’où l’atypie de cette demande d’ordre poétique. Seulement quelques décennies plus tôt, en Allemagne, Franz Xavier Kappus entreprend de communiquer avec Rainer-Maria Rilke, lui aussi auteur réputé et, évidemment, plus expérimenté que le jeune élève au moment de sa sollicitation.
Ces échanges seront plus tard publiés, à quelques années d’intervalle, sous forme de « romans » épistolaires, se voyant tous deux coiffés du titre suivant : Lettre(s) à un jeune poète. Ces lettres truffées de conseils parfois similaires et parfois disparates sont ainsi parvenues jusqu’à nous, réussissant cependant à demeurer tout à fait justes et cohérentes aux yeux de tous ces « jeunes poètes » en devenir.
Les auteurs de ces lettres savaient-ils ce qu’il adviendrait de leurs sages écrits? La question semble d’autant plus pertinente que leurs intentions premières demeurent ambiguës. Aussi peut-on se demander s’il s’agit réellement de simples correspondances amicales destinées à instruire leurs destinataires respectifs, ou s’il serait plutôt question d’un genre dérivant du manifeste poétique, de l’essai, ou d’une autre forme de texte s’efforçant d’illustrer une idée théorique. Où se situe la limite entre le conseil et le précepte, l’enseignement et la doctrine? Cette différence siège-t-elle dans la forme épistolaire, dans le motif de son auteur?
Woolf, maîtresse de la mise en scène
Il faut d’abord définir quelles étaient les visées des deux auteurs; attardons-nous d’abord à celles de Woolf. Rappelons-le, l’écrivaine britannique n’était pas elle-même poète, mais plutôt romancière. Elle précise d’ailleurs, dans la réponse qu’elle adresse à Lehmann, qu’elle préfère la prose aux vers pour maintes raisons. Ainsi la prosatrice se lance-t-elle dans une explication à mi-chemin entre la critique et le conseil sur ce qui, selon elle, nuit à la poésie anglaise à une époque où celle-ci est confrontée à la modernité et, aux yeux de beaucoup, jugée pour morte.
Ce qui nous intéresse dans l’élaboration de sa réponse ne se situe pas tant au niveau du contenu ou des propos véhiculés que dans la manière de présenter ceux-ci. D’emblée, Woolf s’imagine aux côtés du jeune destinataire alors que ce dernier tempête à son bureau, incapable d’achever un poème, se heurtant à quelque problématique propre à la situation donnée. Cette méthode de persuasion n’est pas inconnue du lecteur : l’auteure a, auparavant, usé du même stratagème dans son essai intitulé Une chambre à soi, paru en 1929. Dans ce texte qui tend à convaincre, ou plutôt à illustrer la théorie de l’écrivaine, celle-ci échafaude une impressionnante mise en scène pour ainsi démontrer sa thèse avec plus d’efficacité. Aussi peut-on voir une intention similaire dans la mise en scène de Lettre à un jeune poète. S’agirait-il donc d’un essai détourné? « Pendant que vous écrivez, que vous ajustez les premières strophes de la danse, je vais m’écarter un peu pour regarder par la fenêtre. Une femme passe, puis un homme. » (Lettre à un jeune poète) « […] allumant une bonne cigarette, nous nous laissâmes tombés, parmi les coussins, sur une banquette auprès de la fenêtre! Si la chance avait voulu qu’il y eu un cendrier à portée de ma main, ou si, à son défaut, quelqu’un n’avait pas secoué la cendre par la fenêtre, si les choses avaient été quelques peu différentes de ce qu’elles furent, nul de nous sans doute n’auraient remarqué un chat sans queue.»
La forme épistolaire comme camouflage
Cela dit, un lecteur non avisé ne pourrait probablement pas deviner que le livre de Woolf est basé sur une correspondance réelle. En effet, la forme paraît si soignée, si réfléchie, entre autres en raison de cette mise en scène, que n’importe qui pourrait croire à une œuvre de fiction. D’ailleurs, ce qui sert d’introduction à la lettre s’avère étrangement ironique lorsqu’on s’y attarde. L’auteure débute sa lettre en discutant de la mort du genre épistolaire, ce qui, d’emblée, peut sembler assez banal, presque hors sujet. Or, n’est-il pas curieux que l’écrivaine s’arrête sur cette question, alors que sa propre lettre sera publiée sous forme de livre, qui sera lui-même lu des décennies plus tard? Pensait-elle déjà, en écrivant ces lignes, que cet échange deviendrait plus qu’une simple correspondance? Ces mêmes propos sur le déclin du genre épistolaire font écho à ceux que l’on trouve à la fin de la lettre, au sujet de la poésie et de ces gens qu’elle nomme « nécrophiles » et qui la tiennent pour morte. Cette référence, ou plutôt cette dualité, entre le début et la fin de la lettre rappelle, encore une fois, l’écriture d’Une chambre à soi, aussi basée sur cette même structure circulaire.
Ainsi cette lettre nous apparaît-elle de plus en plus complexe, et les intentions de son auteure aussi. Woolf aurait mis un soin tout particulier à la composition de cette réponse à Lehmann, ce qui laisse entendre qu’elle se doutait probablement qu’elle serait publiée. Peut-être cela explique-t-il qu’elle ait si sévèrement jugé la littérarité du texte du jeune auteur. Aussi la correspondance perd-elle l’exclusivité que l’on pouvait lui concéder, car, en temps normal, lorsque l’on communique par lettres, c’est que l’on souhaite une certaine forme d’intimité : « Ce qui fait l’essence des [correspondances], c’est le caractère privé de l’échange. Le destinateur de ces lettres n’écrit pas, en principe, pour la galerie. » Dans le cas de Woolf, on ne peut affirmer que cette lettre ait été écrite dans un but strictement intime. Ainsi, elle l’aurait composée consciente qu’elle s’adresserait, à un moment où un autre, à un lectorat plus large, d’où la remarquable minutie de l’écriture et, pour résultat, ce texte si bien ficelé. Vivianne Forrester le laisse fortement entendre dans sa préface : « Est-ce bien à John Lehmann que cette lettre à un jeune poète est vraiment adressée? […] Elle offre ces règles insolites, inexorables, dynamiques à "un poète". Mais au pauvre John? »
L’expression «jeune poète» démantelée
Aussi la littérature contient-elle maints exemples de « lettres à de jeunes poètes » qui, certes, ne portent pas ce titre exact, mais demeurent dotés d’intentions similaires. La lettre en soi n’est qu’un prétexte : il pourrait aussi bien s’agir d’épîtres, de cahiers ou de journaux intimes. Ce qui unit ces textes, c’est davantage le rapport maître-élève qui se fait sentir dans le désir d’enseigner, de passer les connaissances à plus jeune, plus novice que soi. Il faut évidemment que le destinateur ait cette « autorité » sur son apprenti, autorité que ce dernier lui concède en le sollicitant, soulignant, par le fait même, sa plus ample expérience dans le domaine.
Ils professent, exhortent, mais en aucun cas ne commandent, excepté lorsque Woolf supplie Lehmann de ne rien publier avant l’âge de trente ans. Pourquoi une telle requête, mais surtout, pourquoi la proclamer avec tant de force? Cette demande, en retrait du texte et accentuée de majuscules, peut sembler, de prime abord, plutôt logique : bien des chefs-d’œuvre ont été écrits alors que leurs auteurs avaient approximativement trente-cinq ans. Aussi les arguments de la romancière sont-ils tout à fait valables : mieux vaut laisser mûrir sa plume que de se presser et risquer d’offrir une œuvre inachevée au public. Pourtant, Rilke n’est-il pas âgé de vingt-sept ans lorsqu’il entreprend cette correspondance avec Kappus? L’auteur allemand n’aurait même pas atteint cette trentaine dont Woolf fait l’éloge, et il se permettrait déjà d’adopter le rôle du maître vis-à-vis du jeune poète? Par ailleurs, jamais il ne sentira le besoin d’aborder la question de l’âge lors de ses longs échanges avec l’élève. Plus étrange encore, il publie son premier livre à l’âge de dix-neuf ans. Seize autres parutions suivront avant que les Lettres à un jeune poète ne voient le jour, c’est-à-dire plus d’une publication par an. Inutile de préciser qu’il s’agit d’une production incroyablement prolifique. Woolf, par ailleurs, publie son premier roman en 1915, soit à l’âge de trente-trois ans, et Lettre à un jeune poète en 1932.
On en revient donc à cette question d’autorité : qu’est-ce qui fait le « jeune » dans l’expression « jeune poète »? Ce ne serait pas tant l’âge du maître, mais bien sa maturité. Dans le cas de la romancière, cette expérience se caractérise en partie par son âge, certes, de même que son rapport d’éditrice avec Lehmann, ce dernier venant de faire son entrée à la maison d’édition des Woolf, la Hogarth Press. Or, chez Rilke, ce serait davantage son impressionnante bibliographie et peut-être aussi les quelques similitudes entre son parcours et celui de Kappus, ce qui a pu pousser ce dernier à le solliciter lui plus que tout autre poète.
Cependant, le savoir des deux auteurs est validé du moment où un « jeune poète » les interpelle, car que seraient ces lettres si elles n’avaient pas été appelées à être écrites? On ne peut donc omettre la nature même de ces textes, sans quoi ils n’auraient simplement jamais existé.
Le Rilke poète et le Rilke philosophe
Par ailleurs, peut-être Rilke peut-il se permettre d’ainsi revêtir le rôle du maître malgré son jeune âge, puisque ses Lettres à un jeune poète ne traitent pas tant de l’écriture elle-même que de la vie créatrice. Bien plus que Woolf, l’auteur allemand plonge son disciple dans une quête quasi spirituelle, axée sur la découverte d’un soi créateur, davantage que sur l’atteinte d’une littérarité exemplaire; d’où ses propos sur la solitude, l’amour et autres thèmes communs à toutes les existences humaines. « Rilke emploie le langage comme de la mystique » écrit Bernard Grasset dans ses réflexions suivant l’édition de 1956. Aussi certains prêteront aux textes du poète un caractère panthéiste, ce que Grasset préfère appeler « charité » car « pour le poète […] rien n’est petit; pour le créateur, rien n’est pauvre. »
« Creusez en vous-même vers la plus profonde réponse » : Rilke invite Kappus à un voyage intérieur, afin de partir à la recherche de vérités personnelles, mais aussi de questions qu’il juge fondamentales. « Efforcez-vous d’aimer vos questions elles-mêmes, chacune comme une pièce fermée, comme un livre écrit dans une langue étrangère. » Au travers de ses images, le poète ne conseille plus, mais expose une philosophie qui elle-même tend vers la religiosité : « Les Lettres à un jeune poète sont d’abord un essai sur la création de l’esprit. […] Pour Rilke, d’ailleurs, créer, c’est d’abord se créer » affirme Grasset. Aussi ce dernier souligne-t-il, plus loin dans ses réflexions, la similarité entre le discours du poète et la parabole, récit allégorique, rappelons-le, qui cherche à propager les enseignements des livres saints.
Ainsi, dans son désir de guider Kappus, qui était alors aux prises avec un questionnement d’ordre littéraire, Rilke se laisse-t-il emporter par ce qui, pour lui, relève davantage de la quête spirituelle. Ses lettres prennent de ce fait cette « couleur d’évangile », ce ton pieux, qui les rapproche davantage d’un essai philosophique doublé d’allégories religieuses que de simples conseils amicaux. Par sa nature grave et solennelle, le texte s’éloigne drastiquement des intentions qu’ont au départ pu lui prêter le maître et son apprenti, soit celle de la recommandation.
La vraie question
Rilke et Woolf nous ramènent enfin à cette éternelle question qui ne semble jamais trouver réponse : pour qui écrit-on réellement? Tandis que l’on se penche sur leurs œuvres respectives, les intentions nobles et sans prétention sont lentement balayées des hypothèses plausibles. On pourrait y voir un genre hybride combinant les caractéristiques de l’essai et celles du roman épistolaire, un type d’autofiction philosophique ou de thèse parabolique. Or, on pourrait aussi y voir une preuve irréfutable de l’inexistence de l’écriture dite pour soi. Il s’agit de celle-là même dont Rilke fait l’éloge dans ses lettres, l’action d’écrire sans lectorat, sans motif autre que d’écrire pour écrire. Cette volonté si respectable, l’auteur la trahit et, par le fait même, démontre qu’une telle chose ne peut réellement exister. Il en va de même pour Woolf, dont la lettre ne peut avoir été écrite que pour un plus large public.
Ironie du sort ou leçon à leurs élèves? Ce qui est certain, c’est que chacun de ces textes ne cesse d’instruire, et ce même au-delà de leur propos initial. On peut ainsi répondre à cette question de Vivianne Forrester : « Est-ce bien à John Lehmann que [ces enseignements étaient] vraiment adressé [s]? » La réponse est la suivante : ils s’adressent à tous les jeunes poètes, indépendamment des générations, des époques et des âges, et tous ceux et celles qui s’identifient comme tels peuvent en tirer conseil.
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Virginia WOOLF. Lettre à un jeune poète, Paris, éd. Arléa, 1995, 61 p.
Rainer Maria RILKE. Lettres à un jeune poète, Paris, éd. Grasset, 1956, 150 p.
Ainsi, une œuvre mettant en scène cette relation maître-élève et ayant pour fin un plus grand public prendra davantage l’appellation de manifeste, d’essai ou, du moins, de thèse. Certaines différences demeurent cependant évidentes : le ton, plus que tout, est beaucoup moins formel. Il pourrait donc s’agir d’une alternative moins théorique du manifeste, ce que Yves Laroche nomme « le versant facile du métadiscours poétique, sa plus simple expression. » Il poursuit en notant : « d’où peut-être l’immense succès commercial des Lettres à un jeune poète de Rilke qui traitent de la richesse du quotidien et de l’enfance, plutôt que de "disparition vibratoire" et de "notion pure" » comme pouvait le faire Mallarmé. Aussi les auteurs de ces lettres à de jeunes poètes n’ont pas le désir de contraindre leurs disciples : ils se détachent tous deux de ces intentions que l’on retrouve toutefois chez maints signataires de manifestes. Les enseignements de Rilke et de Woolf se rapprochent donc davantage du conseil tel qu’on l’entendait plus haut que d’un décret final et sans appel. Aussi lorsque Rilke incite son apprenti à éviter d’écrire des poèmes portant sur l’amour, l’écrivain allemand se contente-t-il d’exercer son mentorat sans pourtant faire preuve d’autorité sur ce dernier.
« Aussi peut-on se demander s’il s’agit réellement de simples correspondances amicales destinées à instruire leurs destinataires respectifs, ou s’il serait plutôt question d’un genre dérivant du manifeste poétique, de l’essai, ou d’une autre forme de texte s’efforçant d’illustrer une idée théorique. »