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Kamille Gagné

 

« Le véritable lieu de naissance est celui où l’on a porté pour la première fois un coup d’œil intelligent sur soi-même: mes premières patries ont été les livres. » -Yourcenar

Mémoire fragmentaire d'une société brésilienne

OEUVRE: Le pavillon des miroirs, Sergio Kokis

Assise sur une chaise chambranlante d’un café montréalais, je referme un roman tout juste terminé pour m’en détacher lentement, réticente. Il n’y a pas si longtemps, quelques mois à peine, je m’étais lancée sans filet dans l’univers de Sergio Kokis, en débutant par sa trilogie des Saltimbanques suivie de Makarius, fondés sur des faits historiques. Je me surprends soudainement à fixer le vide, épiant les cicatrices de la mémoire du narrateur du Pavillon des miroirs, mémoire qui nous est envoyée par fragments de son expérience d’une société brésilienne troublante.


Règne des castes

Le Brésil dépeint dans le récit de Kokis rend compte d’un inéluctable fossé entre la minorité de riches et la population indigente. Cette dualité prend racine dès le XVIe siècle, au moment de la colonisation du pays par les Portugais. Comme toute métropole, le Portugal fait alors partie du commerce triangulaire, déportant sans scrupule des esclaves africains en direction de leur colonie du Nouveau-Monde. Quelques 450 années plus tard, les séquelles de cet acte barbare affectent toujours l’ethnographie du pays. Comme l’a vécu le personnage principal, un système de castes régit la population, délimitant nettement les différents groupes. Les descendants des anciens colonisateurs, nommés légitimement les Portugais, occupent des postes mieux rémunérés et ont, par conséquent, des avantages considérables, tels qu’occuper les meilleurs bancs d’église ainsi que des places de choix lors d’événements particuliers. Ce strict régime de castes régit le comportement des individus qui, la plupart du temps, se conforment au mariage entre individus de même classe, rendant nulles les chances d’améliorer les conditions de vie misérables.


Lorsque les parents du narrateur se déchargent de la responsabilité de ce dernier en l’envoyant dans un internat, celui-ci fait l’expérience plus concrète de la différence entre les castes, malgré l’uniforme commun des étudiants. Il fait entre autres la connaissance de deux frères, l’un blanc, l’autre mulâtre. Si cette révélation ne provoque aucun changement dans l’attitude de Toninho, le mulâtre, la réaction de Mucio est tout autre. En effet, il commence soudainement à multiplier les crises: « il crie, il vomit et il fait semblant de s’évanouir. Et ça n’arrête plus. » De cette façon, il creuse plus profondément le fossé qui le séparait déjà de son frère, honteux du lien qui l’unit à un être d’un rang inférieur.

 


Dans sa ville natale, le narrateur observe que les femmes doivent choisir entre les emplois de travail domestique ou la prostitution. C’est d’ailleurs l’ultime recours que trouve la mère métisse du narrateur pour subvenir aux besoins de la famille en raison de l’absence de revenu du père. Elle prend donc la décision de faire de la maison familiale un lieu de rencontres qu’elle tient à nommer « maison de bains ». Les hommes peuvent y amener une femme et, s’ils n’en ont pas à leur disposition, certaines attendent dans la cuisine, vêtues de « robes de chambre, chemises de nuit, [leurs] pieds nus dans les savates » qu’un client seul s’y présente et les achète pour une heure ou deux.


Au Nord, la prostitution ne se vit pas de la même façon, comme le constate le narrateur. En visitant des villages pauvres et pratiquement déserts, il observe que les rares habitants doivent tous contribuer à la survie familiale. Les fillettes n’ayant pas encore connu la puberté travaillent à leur manière, en tant que « passagères de camion » : « Elles se font transporter d’un village à l’autre, et reviennent par le même moyen. Elles se donnent à un des chauffeurs dans le lit de la cabine, pendant que l’autre conduit. [...] Des enfants sans jouets et sans sourires, qui ne se sont jamais émerveillées. » Leurs mères ont déjà effectué cette tâche avant elles, elles y ont formé leurs filles, qui formeront les leurs à leur tour.

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Sergio KOKIS. Le pavillon des miroirs,

Montréal, éd. XYZ, coll. Romanichel 1994, 366p.

Esclavage et prostitution

Au cours de son enfance vécue au Brésil, le narrateur est témoin de deux formes d’esclavage, notamment quand il partage la compagnie de femmes qui se font domestiques pour gagner leur pain. Les Noires, les Métisses et les Indiennes sont bien sûr celles qui doivent remplir de telles fonctions subalternes. Le narrateur du Pavillon des miroirs se trouve confronté à cette réalité très tôt dans sa vie puisque sa mère, être subordonnant les besoins des autres aux siens, exige la présence d’une domestique sous son joug malgré la situation financière précaire de la famille, et achète les services d’une Noire en la réduisant à un état de servitude. C’est en raison de l’image prestigieuse associée au fait d’avoir des domestiques que la mère se permet cette dépense.

 

Comme le constate le narrateur au cours d’un voyage dans le Nord-Est du pays, la chance qu’ont les habitants du Sud de ne pas être vendus comme esclave n’est pas partagée par tous. Dans le cadre d’une sortie scolaire, les quelques élèves de l’internat partis observer l’autre extrémité du pays peuvent y observer des « camions, aux bâches rouges de poussière, venant de très loin, chargés de bétail humain, et qu’on nomme ‘’ perchoir de perroquet ‘’. Des gens qui aboutiront aux marchés à esclaves des grandes villes du Sud », nous précise le narrateur.

« Ce strict régime de castes régit le comportement des individus qui, la plupart du temps, se conforment au mariage entre individus de même classe, rendant nulles les chances d’améliorer les conditions de vie misérables. »

© 2018 par Sabrina Charron, Mélina LeGresley et Lysanne Vermette. Créé avec Wix.com

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