Mathilde Rivard
Littéraire, coureuse, improvisatrice, féministe, végane, indignée (mais pas assez, des fois).
l'empirique théâtre féminin
OEUVRE: La ROBE, Nelly Arcan
Malgré la part de fiction nécessairement présente dans l’autofiction, il est difficile de ne pas voir chez ses narratrices une Nelly Arcan qui s’y cache, racontant le fond d’elle-même, se scrutant derrière ses mots, devant ses lecteurs, sans aucune censure. C’est bien là que se trouve la fascination que l’on porte à l’auteure : désirant s’éloigner d’elle-même, elle ajoute « fiction » au préfixe « auto », alors qu’il semble pourtant que La Robe (dans ce cas-ci, mais il va sans dire que dans bien d’autres cas aussi) est la peinture d’un être bien en chair, entièrement vrai, observateur d’un monde que l’on reconnait à travers sa description. On voudrait donc bien associer auteure et narratrice, mais voilà que l’intention fictionnelle empêche de fusionner complètement Nelly et son « je » qui, lui, demeure cloîtré dans son mystère sans prénom. Ce « je », bien qu’innommable, est grassement illustré par un genre féminin qui prend toute la place, de l’entête au pied de page, énorme et dangereux, soumis et honteux. C’est à ce genre que doit le lyrisme de « La Robe », texte posthume publié en 2011 dans le recueil Burqa de chair.
Le genre-objet
Sous les flashs des appareils photo et le jugement de la foule qui vit dans la tête de la narratrice, voilà qu’elle se portraitise en un genre qui ne sait que se donner en spectacle. Pour elle, la femme n’est qu’un être visuel. On peut le constater alors qu’elle fait de la représentation de son corps une raison de vivre : « comme je suis belle, comme ces yeux seraient beaux sur un écran. […] Le temps de la représentation, un sens est donné à ma vie ». Et puis, ce n’est pas qu’à elle qu’elle inflige ce devoir féminin, mais aussi à sa mère : « Et sans l’avoir entendu de sa bouche, je sais que ma mère se voyait elle-même dans ses feuilletons, je sais que sa robe de chambre et sa vie d’être assise sur un divan aussi un théâtre où elle se regardait et se montrait devant un public ». Cette image d’elle-même imposée à la mère donne l’impression qu’elle pourrait ainsi être attribuée à toutes les femmes, comme si celles-ci possédaient toutes leur propre théâtre – ce mot revient d’ailleurs maintes fois dans le texte – des apparences. La narratrice entrevoit donc la femme comme un être en constant spectacle de lui-même, totalement impuissant face à sa condition, tel un objet : « [Ma mère] n’était pas active mais elle était disponible, son corps accessible tous les soirs sur le divan rendait sa présence indéfectible ». Cette illustration montre de manière évidente l’instrumentalisation de son corps en raison de l’utilisation des termes « disponible » et « accessible » qui le caractérisent. Dans le chapitre « le déshabillé », le « je » de Nelly va encore plus loin dans sa représentation de la femme-objet en associant son statut de prostituée à « une tenue […] excommuniée de tout ce qui n’est pas un corps ». On croit alors qu’elle aura dépeint la femme dans son inutilité intellectuelle ultime, mais voilà qu’elle termine la nouvelle en espérant que sa mère trouve la force d’accepter l’argent que la narratrice lui lèguera après sa mort : « Me dépenser, me disperser en produits de consommation, ce sera guérir de moi ». Cette déclaration dépasse celle du vêtement, puisqu’ici la narratrice personnifie l’argent comme si c’était elle, transformant son humanité en produits bons à la consommation. C’est bien, à son avis, ce qui la délivrera d’elle-même, puisqu’elle sera complètement distanciée de son être pensant, devenue un objet à part entière.
révolutions. Pour être libre, il faut faire la révolution. Les femmes ne seront jamais libres ». C’est donc dire que ce à quoi on s’attend des femmes, attentes non négociables et inconditionnelles, c’est de se soumettre passivement au regard de l’Autre, sous prétexte qu’on ne pourra jamais empêcher les yeux d’admirer. Ce code de vie est pourtant, la narratrice le rappelle, construit de toutes pièces par la
société, laquelle se trouve asservie à sa propre réglementation : « Le monde obéit à la technologie qu’il a lui-même conçue ».
Dans tout ça, la pitié ne fait pas surface; la narratrice refuse la compassion, pour elle et pour les autres, préférant le jugement sévère. On pourrait ainsi dire que Nelly Arcan fait le procès du « deuxième sexe », le condamnant au statut d’objet. Bien au-delà de la partie fictionnelle de l’autofiction, cette dictature du regard, constante dans « La Robe », est peut-être le plus grand désastre féminin.
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Nelly ARCAN. «La Robe », in Burqa de chair,
Paris, éd. Du Seuil, coll. Cadre Rouge, 2011, 165 p.
« La narratrice entrevoit donc la femme comme un être en constant spectacle de lui-même, totalement impuissant face à sa condition, tel un objet. »
Le genre-prisonnier
La femme, en plus d’être en constante représentation, est prisonnière de sa condition. C’est donc ici que son genre prend toute la place, la soumet et bouche les sorties de secours. L’apparence est reine : « La beauté, comme la laideur, détonne, règne, crève les yeux, se dilate dans l’espace des yeux pour aller au-delà du visible, chez les dieux. La beauté royaume. La laideur exil ». À la lecture des mots « règne », « dieux » et « royaume », on comprend que la narratrice met littéralement l’esthétisme sur un piédestal. Par son pouvoir divin, l’apparence soumet toutes les femmes à son joug : « Une femme, c’est d’être belle. Même en jouant à la marelle, même en s’accouplant, même en enfantant, c’est toujours d’être belle. C’est un sort atroce parce que la beauté est à l’abri de toutes les