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Théorie du déterminisme ou libre action 

Ce sont les choix d’un individu et les opportunités de réalisation qui se présentent à lui qui déterminent son identité et sa sociabilité. C’est sur ce précepte que l’auteur français Eric-Emmanuel Schmitt bâtit son roman La part de l’autre, en 2001. Il y présente la vie romancée du terrible chancelier d’Allemagne, Hitler, et celle de son double artiste, Adolf H. On peut présumer que l’Hitler patriotique du roman incarne sur un plan romanesque le véritable Adolf Hitler, celui que l’humanité retient comme le plus furieux dictateur de l’Époque contemporaine. L’objectif narratif est de reconstituer la vie d’Adolf Hitler pour l’abaisser au rang d’homme, pour montrer qu’il aurait pu devenir un tout autre individu s’il avait fait des choix moins marginaux. Adolf H. incarne cet autre individu. Un homme comme les autres, humain et équilibré. L’œuvre rappelle avec force le poids des choix d’un individu sur son destin.

 

Que serait-il arrivé, historiquement parlant, si Adolf Hitler avait été accepté à l’École des Beaux-arts de Vienne? La trame narrative du roman s’inspire d’événements réels de la vie du Führer. C’est le 8 octobre 1908 que bascule le destin d’Adolf Hitler, intimement lié au sort du monde. Cet événement historique sera repris dans l’œuvre comme élément déclencheur, divisant à partir de ce moment précis la narration en deux. C’est là tout le génie de l’auteur : réussir à rendre vivantes par leur complémentarité deux versions d’un récit. D’un côté, le lecteur suit la progression d’Hitler vers son idéal fanatique, de l’autre, celle de la vie fictive d’un Adolf H. plus humain. Un Adolf H. qui aurait suivi un tracé moins marginal, davantage marqué par le travail que l’oisiveté, plus enclin à concrétiser ses réalisations et à travailler dur qu’à se vautrer dans le rêve comme une échappatoire à l’échec. Une attitude contraire à celle de l’Hitler fanatique, qui en situation d’échec, accuserait le plus souvent l’incapacité des autres à reconnaitre son génie, au lieu d’admettre ses lacunes et de travailler à y remédier. Ce sont ces attitudes dichotomiques qu’adoptent Hitler et Adolf H., attitudes qui détermineront à la fois leur cheminement, leurs actions et les rencontres qu’ils feront. Leurs chemins digresseront en fonction des influences qu’ils subiront de part et d’autre ainsi que des opportunités qui s’offriront à eux, rappelant sans cesse au lecteur la fragilité humaine et l’importance de faire des choix éclairés.

C’est sur un mode subjectif que Schmitt retrace les événements réels de la vie d’Hitler, parce qu’historiquement parlant, il semble toujours y avoir un décalage entre le témoignage du Führer sur sa propre vie dans son livre Mein Kampf (1934-1935) et les faits fondés et vérifiables que l’histoire retient de l’existence du dictateur, dont l’incohérence du discours dévoile la dualité de sa personne. Néanmoins, Schmitt réussit à dresser dans son œuvre un portrait psychologique intriguant du personnage à partir de faits présumés par les historiens. Adolf Hitler avait-il déjà adhéré à ses idées antisémites à son arrivée à Vienne, comme le prétendait son colocataire de l’époque, le chef d’orchestre August Kubizek, ou n’est-ce pas plutôt bien après qu’il a précisé sa réflexion sur l’antisémitisme? Que penser du mythe de la guérison du soldat Hitler par hypnothérapie en 1918 après son incident oculaire ? Adolf Hitler prétendait avoir été foudroyé d’images patriotiques après que le psychiatre Edmund Forster l’ait hypnotisé et guéri de sa cécité. C’est à ce moment que le futur chancelier d’Allemagne aurait eu une révélation. Schmitt joue avec cette hypothèse en faisant de cet événement un élément déclencheur de la progression de la politique extrémiste du chancelier d’Allemagne. Alors qu’il dresse un portrait rigide de ce premier personnage (Hitler), qui se complaît dans la mentalité violente de la guerre, il décrit toute l’angoisse qu’inspire la guerre à Adolf H., le peintre. Le chancelier Adolf Hitler se met en devoir d’écraser les ennemis intérieurs de l’Allemagne et de les briser au nom de ce qu’il croit être une forme de libération du pays alors qu’Adolf H. considère la guerre comme un obstacle l’empêchant farouchement de pratiquer sa réelle vocation : la peinture. C’est sa passion pour les arts qui, au final, lui inspire un instinct de conservation.

 

Cet Adolf H. fictif et maître de sa sexualité contraste avec son double, le Hitler vierge et patriotique qu’on reconnaît comme l’incarnation romanesque du personnage historique. L’homme vierge et patriotique est aussi fébrile dans sa ferveur que l’amant en plein ébat sexuel. Toutefois, si aucun des deux ne peut nier ses instincts de domination, ils peuvent tout de même choisir la façon d’exploiter leur énergie sexuelle. C’est principalement leurs façons distinctes d’exploiter leurs pulsions qui déterminent leur sociabilité. Justement, la force du talent d’orateur d’Hitler égale en intensité celle de la ferveur amoureuse d’un amant :

La foule est une femme; la femme est longue à venir. Hitler est un grand amant parce qu’il est encore plus lent qu’elle. Dès le départ, il donne des arguments, il livre, mais il donne peu. Il traine. Il retient. Il veut créer l’envie dans la foule. Il veut qu’elle s’ouvre. Par contre, lorsqu’il s’échauffera il sera chaud, bandant, inépuisable. En amour, on appelle ça un étalon, en politique, un démagogue.

Ce qu’on comprend du récit, c’est que le Mal avec une majuscule, le malin, le monstre, n’existe pas. Il n’y a que des humains et leur vulnérabilité qui agissent. Le pire, ce n’est pas qu’Adolf Hitler ait commis de telles atrocités qu’on puisse désormais l’associer à la monstruosité, mais qu’il ait été simplement un homme comme les autres. Cela suppose l’intolérable possibilité que personne n’est à l’abri d’excès de folie meurtrière ou de manque de jugement, qui le pousseraient à agir au nom de ce qu’il croit être le bien. Un proverbe commun résume sans prétention le propos du livre: « Qui fait l’ange, fait la bête. »

Précepte du récit : Hitler, un monstre ou un homme?

L’écriture de Schmitt n’est pas sans une certaine sensualité, même lorsqu’il s’agit pour l’auteur de décrire la force avec laquelle se déploient les talents d’orateur d’Hitler, qui n’est pourtant qu’un homme, au même titre que son double, Adolf H. Adolf H. multiplie les expériences sexuelles, alors qu’Hitler s’impose une discipline d’ascèse par la virginité jusqu’à sa mort. L’auteur semble suggérer que ce refoulement a favorisé particulièrement le caractère fanatique du Führer pendant sa carrière politique. Le thème de la sexualité et des pulsions n’est pas négligeable dans le fondement du caractère des personnages, si on considère le fait que le père de la psychanalyse, Sigmund Freud, influence profondément le développement psychique du double fictif d’Adolf Hitler, qui s’évanouit à la vue d’un corps de femme nue. La scène de consultation entre le psychanalyste et le jeune Hitler révèle une série de névroses issues des traumatismes de l’enfance, qui l’empêchent d’accéder à sa sexualité. Schmitt cherche à cerner dans un contexte littéraire l’essence de l’individu. C’est sa façon d’aborder le concept d’ontologie dans toute sa complexité. La part d’ombre et de lumière de chacun. L’inconscient, les pulsions. C’est dans cette scène décisive du début du récit d’Adolf H. que le docteur Freud constate le bilan de la guérison d’Adolf H., rapidement redevenu maître de sa sexualité :

Avec bonté, Freud assistait à la deuxième naissance de ce garçon. Sans un scalpel, sans une entaille, sans déchirer de chair ni verser de sang, il avait guéri un individu désespéré; un adolescent s’était couché sur son divan, un homme s’en relèverait. Un spectre disparaissait, le spectre de ce qu’aurait pu être Adolf Hitler sans thérapie. « Un malheureux sans doute, pensa Freud, un criminel peut-être. Qui sait?

Ce qu’on comprend du récit, c’est que le Mal avec une majuscule, le malin, le monstre, n’existe pas. Il n’y a que des humains et leur vulnérabilité qui agissent.

Catherine Girard

J’ai écrit ce texte sur la culture de masse surtout pour tester mes limites. Je ne prétends pas être une intellectuelle de nature, mais rien ne m’empêche d’essayer de le devenir : critique, rationnelle, posée. À l’opposé de ce que je suis; vive et incertaine...

Le mal, avec une majuscule

Oeuvre: La part de l'autre, Eric-Emmanuel Schmitt

© 2018 par Sabrina Charron, Mélina LeGresley et Lysanne Vermette. Créé avec Wix.com

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