Kamille Gagné
« Le véritable lieu de naissance est celui où l’on a porté pour la première fois un coup d’œil intelligent sur soi-même: mes premières patries ont été les livres. » -Yourcenar
Lettre à un disparu
Cher Dany,
Je vais te le dire tout de suite. Je n’aurais jamais pensé t’écrire une lettre. Après tout, ce n’est pas comme si on s’était déjà vraiment parlé. Je ne me souviens même pas m’être un jour retrouvée seule dans la même pièce que toi. On était un oncle et une nièce qui ne se voyaient qu’à peine une fois par an. Pourtant, depuis plus d’un an, je ne passe pas une semaine sans penser à toi. Ta chandelle m’y oblige, je dois l’avouer. « Dany Bolduc, décédé le 11 décembre 2016, à l’âge de 41 ans. » Avec ce texte et ta photographie au-dessus de l’évier, c’est plutôt difficile à éviter. Mais je sais bien que tu ne méritais pas ça.
Je n’ai jamais ressenti quoi que ce soit de précis quand on parlait de toi. Je crois que j’étais un peu indifférente. Tu étais le petit frère de ma mère, un homme qui avait eu plusieurs blondes. De mémoire d’enfant, tu as été l’une des rares personnes à faire pleurer ma mère. Je l’ai vue se battre contre elle-même, épaulée par mon père, tentant de demeurer la grande sœur dont tu avais tant besoin, transformée en colonne grecque pour tout faire tenir. À cause de ça, je l’ai vue vieillir d’un seul coup.
Vers la fin, tu naviguais entre notre monde et le tien. Je suis allée te voir pendant cette période. Tu étais allongé dans le lit d’hôpital installé dans ton salon. J’ai su plus tard que tu préférais être assis, habité par la peur de partir si tu restais étendu. Tu étais blanc, d’un blanc grisâtre propre à la maladie, et ton crâne était déformé par la tentative des médecins de te garder en vie.
Un cancer du cuir chevelu, c’est ce qui t’a tué au bout d’un an. Il t’a grugé la peau et l’intérieur du crâne petit à petit, dans une indifférence ravageuse. J’ignore si tu le sais, mais lorsque je parle de toi et dis de quoi tu es mort, les personnes affichent toujours un sourire moqueur. Une expression que je veux leur arracher chaque fois. J’ai un plaisir malsain à leur dire comment ça a commencé, comment ça s’est développé, dans le but de les terrifier. J’ai souvent l’impression qu’ils diminuent la gravité de ce qui t’est arrivé, que sur la charte des cancers, le tien est situé tout en bas. Ce que tu as eu est extrêmement rare, une chance sur un million, et c’est tombé sur toi. Il se pourrait que je l’aie dans quelques années, une histoire de gènes. En théorie, je sais que c’est terriblement peu probable. Et puis, de toute façon, la plupart des personnes meurent d’un cancer. Que ce soit celui du cuir chevelu ou bien du sein, où se trouve la différence?
Pour toi, ça a commencé par un point minuscule, une tête d’épingle qui a grossi, grossi et grossi encore… Depuis le 11 décembre 2016, j’ai cessé de compter le nombre de fois où je me passe les mains dans les cheveux, habitée par une peur injustifiée d’être un jour parasitée de la même façon. Les chances sont terriblement faibles, mais cela ne m’aide pas à passer à autre chose. Je me submerge dans mes études et mes travaux pour tenter d’oublier. J’y arrive la majorité du temps, mais, dans des moments inopportuns, la peur revient me saisir les tripes et tout se met à tourner autour de moi. Je revois la détérioration de ta santé et je superpose mon image à la tienne.
Il y a quelques mois, ma mère m’a confié l’une des choses que tu lui avais dites alors que tu n’avais plus d'espoir. Un ami de la famille avait eu l’effronterie de se plaindre de ses petits malheurs. Tu avais regardé ma mère et affirmé que tu n’étais pas celui qui méritait ça. Dany, on est d’accord avec toi. Tu n’étais pas celui à qui ça aurait dû arriver.
À l’exposition de ton corps, cet ami a décidé de faire un discours décousu alors qu’il était saoul et drogué. Il a dit à quel point il était malheureux et que, jusqu’à la fin, tu avais été étais le seul à toujours l’appuyer. Nous savions bien que ce n’était pas le cas. Alors qu’il parlait, criait presque, sa femme s’est tournée vers moi, désemparée, et m’a dit à quel point il lui faisait honte. Tu as raison, Dany. Tu n’es pas celui qui méritait ça.
Kamille
20 avril 2018