Hugo Dionne-Paquin
« …mais il faut cultiver notre jardin » Candide -Voltaire.
le flâneur révolutionnaire
Oeuvre: Sur la route, Jack Kerouac
L’écriture est un voyage. Chaque roman présente des personnages qui progressent dans la trame fictionnelle et vivent des transformations. Ce genre de voyage, qu’il soit physique ou psychologique, est ce qui mène le personnage à l’aboutissement de sa quête. Le lecteur, lui, se laisse porter par les mots et embarque dans cette aventure comme un observateur. Sans pouvoir interagir, il développe une relation avec les personnages de l’histoire. Finalement, l’auteur vit ce périple tel un architecte, manipulant les composantes de son univers et éclairant le chemin à prendre. Il a le pouvoir de contrôler l’œuvre à sa guise pour créer un produit venant de lui-même. Le roman est une partie de son être s’imbriquant dans son propre cheminement, de sorte qu’il existe et progresse à travers ses écrits. C’est d’ailleurs cette progression qui a permis la naissance d’un des mouvements les plus influents du siècle dernier : la Beat Generation. Ce courant de pensée américain est la manifestation du rejet des valeurs traditionnelles et de la volonté de liberté. Le tout vient de Jack Kerouac, le chef de file du groupe, qui a utilisé le voyage dans son sens littéral, par le biais du personnage de Sal Paradise, héros de Sur la route. C’est par cet alter ego explorant le pays que Kerouac a mis en place les bases de la pensée qui en viendrait à transformer la mentalité américaine. Le roman met au jour les questionnements d’un homme perdu dans un monde qu’il voit comme vide de sens. La route qu’il emprunte ici répond à ses questions.
Le rêve américain revisité
L’ouvrage de Kerouac présente une coupure définitive par rapport au modèle américain de l’époque. Plus les déplacements de la bande se multiplient, plus il devient évident que les jeunes voient l’entièreté du pays comme leur terrain de jeux. Cet élément ouvre la voie à une réinterprétation du rêve américain faite par Kerouac. En effet, alors que les valeurs traditionnelles prônent un mode de vie plus sédentaire et économe, les personnages du roman vivent en nomades et n’utilisent l’argent que comme moteur à leurs aventures. Quand ils sont à court, leur envie de chemin est freinée et ils se posent quelques temps pour mieux repartir. Cependant, ce processus est fait avec un amour profond pour le territoire qu’ils arpentent. La volonté de s’approprier tous les recoins des États-Unis prend l’allure d’une démarche patriotique traduisant la vision de cette nouvelle génération adorant son pays tout en se dissociant des fondements mêmes de sa société : « Il se coucha sur le volant et écrasa le champignon ; il était de nouveau dans son élément, c’était visible. On était tous aux anges, on savait tous qu’on laissait derrière nous le désordre et l’absurdité et qu’on remplissait notre noble et unique fonction dans l’espace et dans le temps, j’entends le mouvement. » Cet extrait décrit un moment au cours duquel le groupe, après être resté un moment à New York, repart enfin sur la route. Cette vision du pays comme une terre à découvrir revient encore et ne fait que renforcer le sentiment de liberté et la volonté acharnée de sillonner les autoroutes se déroulant à perte de vue. L’aspect géographique de la chose est essentiel, car la bande ne s’accroche qu’au territoire pour vivre ses aventures. On perçoit cette nouvelle vision dans le cœur même de l’œuvre. En effet, l’écriture de Kerouac est des plus anecdotiques. La trame narrative n’a pas de but précis. Le modèle littéraire américain est donc chamboulé grâce à ce roman s’éloignant du schéma héroïque et rempli d’action des livres en provenance des États-Unis. Finalement, c’est l’approche de l’auteur qui donne cette ambiance de vagabondage au livre et qui crée une telle dichotomie lorsqu’on compare l’œuvre au travail des contemporains de Kerouac.
Jack Kerouac a implanté le voyage dans tous les aspects de son livre pour inspirer toute une génération qui deviendra révolutionnaire. En effet, l’influence de Sur la route est telle qu’une idéologie en est née. Celle-ci se verra initiatrice du mouvement des droits civils qui mettra en évidence les inégalités sur le continent américain. Pour terminer, le voyage est si omniprésent dans le livre qu’il en devient évident que Kerouac est ici le vrai voyageur. Ironiquement, c’est en flânant sans but qu’il s’est rendu aux plus belles destinations.
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Jack KEROUAC. Sur la route, éd. Gallimard,
coll. Du monde entier, 2010 [1957], 505 p.
« La volonté de s’approprier tous les recoins des États-Unis prend l’allure d’une démarche patriotique traduisant la vision de cette nouvelle génération adorant son pays tout en se dissociant des fondements mêmes de sa société. »
En quête de soi-même
Il est tout d’abord important de comprendre que le protagoniste se sent enfermé. Jeune écrivain, il veut quitter la ville qu’il connaît, insouciant et sans guide. Avide d’aventures, Sal se fiche des conséquences de ses actions et sacrifie sa situation stable au profit d’un mode de vie nomade : « Ma tante avait beau me mettre en garde contre les histoires que j’aurais avec lui, j’allais entendre l’appel d’une vie neuve, voir un horizon neuf, me fier à tout ça en pleine jeunesse ; et si je devais avoir quelques ennuis, si même Dean devait ne plus vouloir de moi pour copain, et me laisser tomber, comme il le ferait plus tard, crevant de faim sur un trottoir ou sur un lit d’hôpital, qu’est-ce que cela pouvait me foutre ? J’étais un jeune écrivain et je me sentais des ailes. » C’est dans cet état d’esprit que Paradise part voyager où bon lui semble. Il est ici évident qu’il n’est question ni d’argent, ni de sécurité ; l’exploration est un feu brûlant qui pousse le personnage à s’éloigner de ce qu’il connaît avec pour seule préoccupation le chemin parcouru. Sal n’a, ultimement, pas de but fixe, de sorte qu’il apparaît vite au lecteur qu’il est en fuite continuelle. La route à parcourir étant son seul objectif, l’homme n’a que faire d’une destination. Cela rend Paradise extrêmement influençable, de sorte qu’il se retrouve guidé par les décisions des autres : « Roy Johnson me dit qu’il me verrait à Frisco. Tout le monde allait à Frisco… Le car quitta les légendaires rues de Denver ». Ce passage survient quand Sal arrive à Denver, véritable paradis sur terre à ses yeux, après un long et épuisant périple. Il finit par y passer quelques jours avant de quitter, guidé par la seule volonté de ses amis. Paradise apparaît finalement comme éternellement perdu, ne cherchant qu’à errer sans destination physique ou psychologique.