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L'abordée solaire

Chloé Legault

Chloé se dirige vers un DEC en comptabilité et gestion au cégep Montmorency dans le but éventuel d'ouvrir une boutique ou un café dans la Ville de Tremblant. Elle a 18 ans, est végétarienne et est éprise de la planète. Au travers de ses gestes et de son écriture, elle tente de changer les mentalités.

Je regarde l’homme en complet-cravate pour m’assurer de son identité. Ses traits sont creusés et son sourire est faux. Je le reconnais parfaitement. Il croise mon regard - il m’a repérée à cause de l’insistance de mes yeux sur son visage blême - et je m’empresse de pencher timidement la tête sur la paperasse de mon bureau, comme si de rien n’était. Après un court instant, je l’observe de nouveau. Je comprends qu’il ne m’a pas reconnue, du moins n’a-t-il pas réagi en me voyant. J’imagine que je ne suis pas la seule femme avec qui il a discuté à Montréal! J’imagine aussi qu’il en a amplement courtisés et que ses yeux ont provoqué des peines d’amour en rafale, autant chez les femmes que chez les hommes.

Sous les quatre alvéoles du logo de Desjardins, l’horloge annonce 16h36. Dans un peu moins de 40 minutes, je pourrai enfin quitter le bureau. Ma collègue passe en arrière de moi et, voyant que quelque chose cloche à cause de la moue que je fais, elle me demande : « Qu’est-ce qu’il y a, Nathalie? » Je réponds à ma copine de bureau par une question: « Qui est cet homme? » Elle me répond calmement que « cet homme » est un des hauts dirigeants de la coopérative. Son supérieur. L’angoisse me traverse tout le corps. Je sais que cet individu est un ancien membre de l’Ordre du Temple Solaire. Un article de journal que j’ai lu apprenait aux lecteurs que plusieurs dirigeants de Desjardins et d’Hydro-Québec avaient été membres de l’OTS. Personne ne semblait être responsable des événements et aucun nom n’avait été dévoilé publiquement. Me voilà plongée dans mes lointains souvenirs.

 

Je suis assise sur un des bancs du Parc Jean-Talon. Ma bicyclette est là et attend que je l’enfourche de nouveau pour parcourir le trajet de retour par la piste cyclable. J’observe la foule bigarrée des passants et j’apprends ainsi à découvrir la métropole. Montréal n’est pas comme les Laurentides. Il y a toute sorte de gens. Quelqu’un se détache de la foule pour se poster entre moi et la lumière du soleil de l’été 1993.

- Tu me sembles bien seule. Est-ce que je peux m’asseoir avec toi? demande l’inconnu qui baigne dans un halo lumineux.

Enfin, quelqu’un qui ose converser à Montréal, pensais-je. Je croyais que les gens ne se risquaient même pas à se regarder.

- Oui, si vous le désirez.

Je laisse une place sur le banc, à côté de moi, pour l’individu. Il est plus vieux que moi d’une dizaine d’années et il montre une aisance certaine à parler aux étrangers.

- Es-tu souvent seule?

- Non. Pas toujours. Parfois… 

Je rougis. Pour une raison qui m’échappe, j’ai très envie de plaire à cet homme.

- Qu’est-ce que tu aimes? Qu’est-ce qui te passionne?

- Je m’apprête à étudier en Techniques juridiques.

Il rit. Son rire me ravit. Ses cheveux suivent le rythme du vent et mon cœur bat un peu plus vite.

- Je ne t’ai pas demandé ce que tu fais dans la vie! Je veux savoir ce qui te motive, ta raison de vivre!

Je ne sais quoi répondre. Il me suffit de vivre sans trop me poser de questions. À court de mots et rouge comme mes souliers, je me contente de pointer ma bicyclette.

- Le sport? La bicyclette? Les deux ?! Eh bien, je connais plusieurs personnes qui aiment la bicyclette! Justement, je fais une fête chez moi, ce soir. Tu pourrais venir rencontrer mes amis. Je te laisse penser à tout ça…

Il se lève et griffonne quelque chose sur un papier qu’il sort de sa poche. Il me tend le petit bout de feuille lignée : un numéro de téléphone y est gribouillé. Je lève les yeux. L’homme me fait un clin d’œil et me dit de sa voix grave: « Appelle-moi! »

J’ai le bout de papier entre les mains. Je le flatte et je le touche. J’ai envie d’appeler cet inconnu maintenant, mais ce ne serait pas raisonnable : il est encore dans mon champ de vision. Du bout de la rue, il me fait un signe de la main. Il a une main comme toutes les autres, mais elle me semble différente. Puis, je me souviens que je ne peux pas aller à la fête, si tentante soit-elle, puisque c’est l’anniversaire d’Annie.

Le téléphone sonne et me sort de ma rêverie. Je reviens à moi-même et je réponds. C’est un faux numéro. Je retourne rapidement à mes pensées. On essaie d’anticiper, de voir où la vie nous mène, de deviner, de se projeter dans le futur, mais en vérité on ne le peut que très rarement. Je regarde l’homme par-dessus mon bureau et je me dis que cette journée-là de l’été 1993, j’aurais pu dire « oui ».

 

« L’OTS est resté relativement inconnu jusqu’en 1994, alors qu’en l’espace de trois ans et demi, 74 de ses membres décèdent dans des circonstances tragiques : 5 décès le 4 octobre 1994 à Morin Heights, 25 décès à Grange-sur-Salvan et 23 décès à Cheiry, le 5 octobre 1994, 16 décès le 15 décembre 1995 au Vercors et finalement 5 décès le 23 mars 1997 à St-Casimir-de-Portneuf. […] Les enquêtes policières menées à ce jour ont conclu à un suicide collectif. Les documents laissés par l’OTS […] laissent en effet entendre que les membres se préparaient à ce qu’ils appelaient un « transit », c’est-à-dire un processus menant à leur transport dans un autre monde. »

(Université Laval, Centre de ressources et d’observation de l’innovation religieuse : l’Ordre du temple Solaire (OTS), site Internet : : https://croir.ulaval.ca/fiches/o/ordre-du-temple-solaire-ots/, mis à jour en 2014, consulté le 12 février 2018.)

J’aurais pu aller à la fête comme tant d’autres personnes, mais je suis allée danser dans une discothèque de Montréal pour l’anniversaire de mon amie Annie. Par un heureux hasard, j’y ai perdu le numéro de téléphone du bel étranger. Je pense que j’aurais pu être parmi ceux et celles qui ont été les victimes de l’Ordre du Temple Solaire. Cet homme charmant recrutait, bien que je sois la seule dans ce bureau à le savoir, pour une secte qui s’était installée au Québec dans les années ‘80. Je réalise que ce genre de phénomènes ne se rencontre pas qu’ailleurs, mais existe bel et bien ici aussi.

 

© 2018 par Sabrina Charron, Mélina LeGresley et Lysanne Vermette. Créé avec Wix.com

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