Mélina Nantel
« Vous découvrirez le plaisir des mots ; parce que, en dépit de tout ce qu’on a pu vous dire, les mots et les idées ont le pouvoir de changer le monde. » -Kleinbaum
Marcel Proust, l'envers de la mémoire
OEUVRE: À la recherche du temps perdu, Marcel Proust
« Les vrais livres doivent être les enfants non du grand jour et de la causerie, mais de l’obscurité et du silence ». Cette affirmation est de Marcel Proust, qui s’évertua à produire quinze ans durant, emmuré dans sa chambre, l’une des œuvres les plus remarquables et singulières du XXe siècle. À la manière d’Hugo, qui écrivait toutes les nuits de minuit à cinq heures, Proust se consacre À la Recherche du temps perdu, s’y vouant corps et âme et faisant naître, entre 1908 et 1922, pas moins de deux cents personnages évoluant sur quatre générations.
Premier roman moderne marqué par l’absence d’intrigue, la Recherche, comme le milieu littéraire s’accorde à la baptiser, est le récit d’un narrateur nommé Marcel, qui découvrira à travers l’écriture sa vocation. C’est une réflexion sur la mémoire, le temps et la littérature, qui permettra en ultime lieu, dans Le Temps retrouvé, de donner un sens à la vie du narrateur. À travers ces quatre mille deux cent quinze pages, c’est une véritable comédie humaine que nous lègue Marcel Proust.
Proust et la comédie mondaine
importante dans la première partie de l’œuvre. Il est l’archétype du bourgeois rêvant d’égaler l’aristocratie dont il est jaloux. C’est d’ailleurs dans des rapports de domination et de pouvoir que se créeront les différentes relations entre les personnages, clin d’œil bien évident à la société française du XXe siècle. La Recherche propose distinctement l’analyse d’un enjeu sociétal toujours actuel, où les riches s’enrichissent au détriment des pauvres, soulignant ainsi la difficulté à déjouer une condition initiale.
La mémoire involontaire et la mémoire volontaire
Le chef-d’œuvre proustien s’inscrit indéniablement dans une volonté de reconstruction de la mémoire, où le narrateur devient le sujet absolu. Être narratif présent en tout lieu et en tout temps, qui se parle à lui-même et en lui-même, il raconte une histoire qui lui revient par bribes, au fil de sa mémoire intime.
Dès le premier volume, le narrateur nous entraîne dans les premières années de son enfance, alors qu’il prend conscience du monde. Il accorde d’ailleurs une importance cruciale au regard, sens qui permet la création du souvenir, mais qui est aussi porteur d’une grande faiblesse: celle de ne pouvoir tout conserver, éliminant ainsi une partie de notre passé, s’inscrivant désormais dans la notion de temps perdu.
À la fin du récit, le narrateur se compare à une « carrière abandonnée […], mais d’où chaque souvenir comme un sculpteur de génie tire des statues innombrables ». C’est effectivement grâce à l’évocation de tous ses souvenirs que le personnage de Marcel réussit à trouver un sens, harmonieux, pourrait-on dire, à sa vie : « le livre sera achevé lorsque tout l’avenir de l’artiste aura rejoint tout le passé de l’enfant ».
La Recherche, en plus d’être marquée par le très singulier style proustien, est une œuvre d’un intérêt philosophique indéniable. Proust semble en effet s’inspirer du concept de son contemporain Henri Bergson. Le philosophe s’étant penché sur la notion de la mémoire, il en vient à élaborer la théorie qui perçoit l’être humain comme un être pensant doté de deux types de mémoire : la mémoire volontaire et la mémoire involontaire. La première constitue la mémoire de l’intelligence, grâce à laquelle il est possible de dresser un portrait sélectif des souvenirs du passé, de manière logique et selon un ordre chronologique défini, afin de concéder au souvenir un aspect vivant. La mémoire involontaire, de son côté, restitue plutôt le passé de manière fortuite, à travers des objets souvent anodins, qui deviennent par reconstruction une porte s’ouvrant sur les souvenirs et permettent de faire ressentir la spontanéité d’un instant pourtant révolu.
Le passage de la Madeleine, moment crucial puisqu’il en est le déclencheur, illustre ce concept de mémoire involontaire. Dans Du côté de chez Swann, le narrateur raconte ce que lui fait ressentir l’odeur et la saveur d’un gâteau trempé dans un thé. Ce geste, pourtant anodin, fait ressurgir chez lui quantité de souvenirs précis, qui le transportent dans son enfance et le ravissent littéralement. Véritable machine à remonter le temps, cette mémoire involontaire permet donc de faire revivre le passé, et de retrouver ce temps que le narrateur aurait cru à jamais « perdu ».
Saisir le temps
La Recherche témoigne de la volonté de Proust de saisir la vie en mouvement, afin d’exposer la vérité de l’âme en arrêtant, l’espace d’un furtif instant, le fil du temps pour en saisir l’essence. Le style particulier à l’auteur s’inscrit d’ailleurs dans cet effort : par de longues phrases qui semblent parfois n’avoir de fin, il s’évertue à reproduire la conscience humaine et les mécanismes de la pensée souvent bousculée et précipitée. Par ses longues élaborations, le narrateur cherche, en effet, à enraciner le fil des pensées qui le traversent, qui s’éterniseront d’abord dans sa tête, puis, éventuellement, sur les pages du roman.
L’œuvre est construite dans un désordre calculé, où l’action occupe une place secondaire. Le temps proustien est davantage celui de la psychologie qu’un temps chronologique défini. Le récit se met en place au fil des considérations du narrateur, qui se permet sans cesse des sauts dans le temps. Le personnage tourmenté qu’il incarne présente d’ailleurs cette dépendance qu’ont certains individus au temps, celui qu’on veut posséder, mais qu’on gaspille vainement.
Proust soulève dans son œuvre des thèmes aussi fondamentaux que l’existence du temps et sa relativité. Grâce à la réminiscence de ses souvenirs, le narrateur comprend finalement que le temps n’existe que par le passé et que le quotidien prend tout son sens dans cette prise de conscience déterminante : « une heure n’est pas une heure, c’est un vase rempli de parfums, de sons, de projets et de climats».
Sa propre parole devient alors nécessaire à la compréhension du monde qui est le sien, c’est ce qui l’incitera à écrire une œuvre, celle qui nous est parvenue, pour figer dans l’éternité une infime partie de ce temps révolu. Ici s’inscrit l’un des principes fondamentaux de l’œuvre proustienne : « c’est peine perdue que nous cherchions à évoquer le passé, tous les efforts de notre intelligence sont inutiles. Il est caché hors de son domaine et de sa portée, en quelque objet matériel (en la sensation que nous donnerait cet objet matériel) que nous ne soupçonnons pas ». Ainsi, il faut s’abandonner au temps, le laisser filer sans le regarder, afin de devenir à notre tour perméable aux sons, aux odeurs, aux gens.
Ce concept élaboré par Proust rappelle par quelque aspect la notion du « vivre à propos », énoncée par Montaigne quatre siècles plus tôt. Le moraliste et philosophe du XVIe siècle considérait qu’afin d’être réellement heureux, il fallait accepter le présent, et vivre ce qui est, en ne se tourmentant point de vaines préoccupations. Pour Proust, l’imagination est ce qui permet l’appropriation de la vie, la littérature devient donc la voie à prendre pour saisir l’existence, et l’œuvre d’art l’inscription de soi dans l’éternité, puisque « l’art est long et la vie courte ».
Une empreinte dans l’existence
Bien que le dernier tome de la Recherche fut publié de manière posthume, Proust laisse à ses lecteurs bien des choses, mais non pas l’impression d’inachevé. Tourner la dernière page du Temps retrouvé, c’est réussir l’exploit d’avoir pris le temps de vivre, à travers une Recherche monumentale, une expérience dont on ressort empli de tout, sauf, nécessairement, de l’impression d’avoir perdu son temps.
Saisissez Proust avec détachement ; voyagez dans son livre avec parcimonie, et alors peut-être se déposera sur vous l’empreinte proustienne, celle qui rappelle à la littérature sa raison d’être : marquer les êtres vivants, en quelque lieu ou bien en quelque temps.
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Marcel PROUST. Le temps retrouvé, Paris, éd. Gallimard,
coll. Folio Classique, 1990 [1927], 447 p.
« La Recherche témoigne de la volonté de Proust de saisir la vie en mouvement, afin d’exposer la vérité de l’âme en arrêtant, l’espace d’un furtif instant, le fil du temps pour en saisir l’essence. »
L’œuvre proustienne dresse un portrait minutieux de la société du tournant des XIXe et XXe siècles, dont les personnages d’un Paris bourgeois se révèlent dans toute leur petitesse. Issu lui-même d’un milieu aisé, l’auteur dénonce un monde qu’il ne connait que trop bien : celui des apparences souvent trompeuses et des codes sociaux stricts, dans lequel les classes sociales dictent les rapports entre les individus. La société d’alors y est définie comme « composée de castes fermées où chacun, dès sa naissance, se trouvait placé dans le rang qu’occupaient ses parents, et d’où rien, à moins des hasards d’une carrière exceptionnelle ou d’un mariage inespéré, ne pouvait vous tirer pour vous faire pénétrer dans une caste supérieure ».
Le personnage de Charles Swann, dandy discret et très élégant, occupe une place