Cyndi Cloutier
« Je ferai de ma vie une œuvre d’art, me sacrifiant à ce paradoxe raffiné: chaque souffle de ma vie me préparerait à mieux savourer ma propre fin. » -Paul Auster, Moon Palace
La fille aux masques
Lundi
Aujourd’hui, qui sera-t-elle? Avec son air renfermé et rêveur, son chignon serré et ses pommettes toujours échauffées, elle est si charmante! Elle semble sortie du cabinet d’avocats le plus proche, tellement occupée par son travail qu’elle doit se retenir de vérifier ses courriels une fois de plus. Sa timidité inspirante, les hommes voudraient la modeler à leur image, ils croient tous savoir ce qui se trouve sous sa réserve, sous cette peau immaculée. Devant elle, ils se sentent comme des dieux, prêts à refaire le monde, en commençant par elle. Tu l’as remarquée, toi aussi, n’est-ce pas?
Mardi
En permanence lovée dans son rire un peu trop naïf, ses longs cheveux blonds, sa peau au teint parfait et sa jupe d’écolière, elle ne passe pas inaperçue. Dans le club, les hommes la voient passer, espérant tous obtenir un simple regard. Parmi ses prétendants, elle n’en choisira qu’un. Lequel sera-t-il? Ce soir, sera-t-il riche ou pauvre? Blond ou brun? Russe ou Britannique? Cela n’a que peu d’importance, car elle ne trouvera pas ce qu’elle cherche, une fois de plus. Tu l’aurais vu, toi, son masque?
Mercredi
Elle se regarde dans la glace. Belle rousse aux yeux d’un vert surnaturel, elle flamboie presque. Ce soir sera mémorable… comme tous les soirs. Fantasme vivant, elle sirotera un cocktail au bar, un sourire plein de promesses aux lèvres. Les taches de rousseur parsemées sur sa peau ne font qu’ajouter à son charme, personne ne sera indifférent. Toi, si tu l’avais vue, hier, tu ne l’aurais jamais reconnue aujourd’hui. Ou l’avant-veille, si innocente et fraiche. Aussi pure que si le monde ne l’avait jamais atteinte, on aurait dit. Quel est ton type de fille, dis-moi? Tu les aimes innocentes, ou brisées?
Jeudi
Comme toujours lorsque la fin de la semaine arrive, il lui devient difficile de continuer. De laisser sa peau usagée derrière, à la manière du reptile au sang-froid. À la fin de la soirée, aux petites heures du matin, elle se contemplera une dernière fois dans son rôle, puis retirera ses artifices, cessant peu à peu d’être quelqu’un d’autre. Et puis, le vide. Elle sera comme inanimée, aussi fragile que son cœur. Elle ne flamboie plus, ne rougit plus, ne rit plus.
Vendredi
Elle manquait d’inspiration ce soir. Ne sachant qui être, elle avait revêtu le masque d’une pauvre ivrogne, comptant sur la foule, sur le bruit de la musique, pour couvrir la fausseté de son rôle. À plusieurs moments, elle croit presque craquer, tant elle se sent aride, comme une peau crevassée au milieu de l’hiver. Dans ces moments-là, elle prend une gorgée de plus, vide un verre et puis un autre. Si tu l’avais vue, cette soirée-là, vaincue par l’alcool et par elle-même, l’aurais-tu aidée? Aurais-tu compris les épreuves par lesquelles elle passait?
Samedi
Mère de famille sage, camouflant les ravages de la veille, la peau marquée de cernes, elle minaude de plus belle sur les genoux d’un quelconque homme d’affaires, qui est probablement infidèle, sachant dès la première seconde que ce ne serait pas le bon, une fois de plus. Pourtant, elle ne retire pas son masque, elle va jusqu’au bout, coûte que coûte, en bonne comédienne qu’elle est. Tu le vois, toi, le désespoir dans son regard? Sa faim, sa soif, son mal-être, au bras de cet homme?
Dimanche
Dernier espoir aujourd’hui, avant que la cloche ne sonne et ne la condamne à recommencer, pour la millième fois peut-être. Le compte à rebours défile dans sa tête, elle se revêt de ses artifices sans attente, sachant déjà ce qui l’attend. Cette fois-ci, elle a choisi d’être une bohème, à l’air serein, en harmonie avec le monde. Elle s’imposait cet ultime défi, car aucun rôle n’aurait pu être plus éloigné de son état actuel. Sous son visage épanoui, sa coupe courte désordonnée à la garçonne, elle se décompose. Elle danse au milieu de la foule, chaque frôlement, chaque contact sur sa peau, l’amène plus près de la fin, de ce qui est une mort, mais qui se révèle également être une délivrance, en fin de compte. Quand minuit sonnera, elle sera condamnée à recommencer, pour la millième fois peut-être.
Trop tard, Cendrillon, retourne à tes corvées!