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Coralie Leduc

 Je crois que quelque chose de véritablement magique peut se produire lorsqu'on lit un bon livre. » - J.K. Rowling 

Marques

Tout le monde avait des marques, ces sortes de coupures qui traversaient la peau sans raison apparente. Personne ne savait pourquoi, mais c’était un fait. Les marques commencèrent à apparaître graduellement il y avait plusieurs générations. Certains en avaient et d’autres non. Après quelques années, il devint impossible de trouver quelqu’un qui n’en arborait aucune. Des chercheurs tentèrent d’en trouver l’origine, sans succès. Cependant, ils réalisèrent dans quelles circonstances elles apparaissaient.

Ces marques étaient devenues un symbole de honte. Plus une personne en avait, plus le reste de la population se méfiait d’elle. C’était fréquent de se faire refuser un emploi en raison du nombre de celles-ci. Sur les profils dans les sites de rencontre, le nombre ainsi que la gravité des marques étaient indiqués. Il était préférable d'en avoir plusieurs mineures que quelques-unes majeures, c'était plus pardonnable dans l'esprit des gens.

Sarah travaillait en tant qu’infirmière en pédiatrie depuis quelques années déjà. C’était toujours difficile de voir les enfants lorsqu’ils venaient de recevoir leur première marque et qu’ils comprenaient ce qu’elles représentaient. Par la suite, les enfants portaient plus attention aux marques de leur infirmière. Ils les comptaient comme s'ils pouvaient s'assurer qu'il n'y en avait pas qui apparaissait pendant qu'elle parlait. Ils souhaitaient également savoir si elle avait une marque qui s'était ajoutée depuis leur dernière rencontre. Sarah devait faire attention, lorsqu’elle les rassurait, que ses mots de réconfort ne soient pas vides ; il ne fallait pas qu’une nouvelle marque apparaisse, contredisant ce qu’elle disait.

Il n’y avait qu’une personne qu’elle connaissait qui réussissait à les rassurer avec des histoires incroyables, sans que la moindre marque ne se rajoute sur son bras. C’était le docteur John Dupuis. Il avait également le plus petit nombre de cicatrices qu’elle avait jamais vu : deux. Si quelqu’un lui posait la question, il pouvait dire exactement comment il les avait eues. La première fois était lorsqu’il avait prétendu aimer le cadeau (un chandail qu’elle avait tricoté avec des couleurs horribles) que sa grand-mère lui avait fait pour ses 10 ans. La deuxième marque était apparue lorsqu'il avait tenté de rassurer son père en affirmant que ça ne le dérangeait pas que la sortie, pour laquelle il avait attendu plus d’un mois, soit annulée.

Sarah hésitait à lui demander conseil. Elle désirait savoir comment il s’y prenait pour rassurer les enfants sans mentir, mais elle avait peur de découvrir un secret horrible en lui posant la question. Son dilemme fut résolu lorsqu’elle prit le journal un matin et eut la surprise de voir une photo de John, dos à la caméra et sans chandail, qui faisait la une. Il n’y avait pas un centimètre de peau qui n’était pas couvert de marques traversant son dos en entier. Selon l’article, un collègue avait vu le docteur Dupuis pendant qu’il se changeait et avait contacté les autorités. Il allait sans dire que John était suspendu et placé sous haute surveillance en attendant que les autorités enquêtent sur les conséquences que ses mensonges avaient eues sur ceux à qui il les avait dits. Sarah n’arrivait pas à détacher ses yeux de la photo. Elle n’avait jamais vu de telles marques. Comment se pouvait-il que les paroles de quelqu’un puissent avoir d’aussi graves conséquences ? Les blessures, après tout, étaient proportionnelles aux conséquences engendrées par les mensonges. Non seulement ses marques étaient-elles les plus grandes et les plus profondes qu’elle n’avait jamais vues, mais il en portait plusieurs. Comment quelqu’un pouvait-il répéter le même mensonge autant de fois, quand les conséquences étaient si terribles? Certaines de ses marques étaient neuves ! Ce n’était donc pas des erreurs de jeunesse. Elle ne comprenait pas, et la seule façon de comprendre serait de parler au principal intéressé.

Quelques jours plus tard, elle avait réussi, par quelque miracle, à obtenir la permission de parler au docteur Dupuis. Elle était assise dans une pièce ne contenant qu’une table et deux chaises, les murs étaient gris et la seule porte était gardée par deux hommes armés. Un silence lourd pesait dans la pièce.

  • Pourquoi ? demanda-t-elle au bout d’un moment. Pourquoi mentir au point de ruiner votre vie?

  • Les enfants, répondit-il d’une voix lasse.

  • Quoi ?

  • Les enfants. Je leur donnais de l’espoir même si je savais qu’ils allaient mourir.

Sarah ne savait pas quoi répondre. Elle comprenait. Évidemment qu’elle comprenait, mais elle ne pouvait rien faire pour l’aider. Le monde entier avait vu ses marques, la preuve de ses mensonges, la preuve qu’il n’était pas digne de confiance. Il ne pourrait jamais retravailler dans le domaine de la santé. À vrai dire, il serait chanceux si quelqu’un le réembauchait un jour. Même un emploi de vendeur serait difficile à trouver. Avoir de telles marques était très mal vu. Elle repartit sans dire un autre mot.

Quelques semaines plus tard, elle repensait toujours à ce que John Dupuis lui avait dit. Il n’y avait aucun moyen de l’aider. Pourtant, il avait menti seulement pour redonner du courage à des enfants; c’était louable. Elle s’approcha d’un bébé de six mois qui avait un souffle au cœur. Sa mère et sa sœur étaient à son chevet.

  • Est-ce que mon petit frère va bientôt être guéri ?

La réponse aurait dû être simple. Sarah aurait dû répondre que non, qu’il n’allait pas guérir bientôt, que son souffle au cœur était trop gros et que la famille serait chanceuse si le fils survivait jusqu’à son prochain anniversaire. C’était ce qu’elle devrait dire, mais de voir le regard rempli d’espoir de la petite et celui un peu plus résigné de la mère l’en empêcha.

  • Oui, il va guérir bientôt.

Les sourires qui apparurent sur les visages de la famille valurent amplement la douleur cuisante que lui causait sa nouvelle marque. Par la suite, elle compta fièrement chaque cicatrice, sachant que chaque mensonge redonnait espoir à une famille. Après tout, tout le monde avait des marques, ces sortes de coupures qui traversaient la peau sans raison apparente.

© 2018 par Sabrina Charron, Mélina LeGresley et Lysanne Vermette. Créé avec Wix.com

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