Cyndi Cloutier
« Je ferai de ma vie une œuvre d’art, me sacrifiant à ce paradoxe raffiné: chaque souffle de ma vie me préparerait à mieux savourer ma propre fin. » -Paul Auster, Moon Palace
la littérature en soi
Oeuvre: Farenheit 451, Ray Bradbury
La vie nous frappe de son ironie, un grand coup de poing dans le ventre qui ne cessera de nous étonner. Fahrenheit 451 de Ray Bradbury est un chef-d’œuvre dont l’un des propos est l’importance des livres dans notre société. Quelle ironie, quand on pense que davantage de gens ont vu le film qui s’en inspire, que de gens qui ont lu le livre lui-même. L’histoire proposée par Bradbury met en scène la destruction massive de la culture littéraire parce que « tout ce que [le peuple] réclame, c’est de la distraction ». Il est facile d’imaginer les gens sortant de la salle de cinéma en se disant qu’ils sont au-dessus de cette civilisation qu’on dépeint. Pourtant, quelle proportion de ces mêmes personnes n’aura pas lu le livre, tombant ainsi dans le piège qu’il dénonce. Chambon, dans la préface, le souligne déjà : « […] comme le dit d’ailleurs Bradbury, "il y a plus d’une façon de brûler un livre", l’une d’elles, peut-être la plus radicale, étant de rendre les gens incapables de lire par atrophie de tout intérêt pour la chose littéraire, paresse mentale ou simple désinformation. »
Les oppositions
Fahrenheit 451 est marqué par le génie de son auteur, entre autres par l’omniprésence d’oppositions à l’intérieur d’un même concept ou d’un même personnage. Un antagonisme agit comme une réaction chimique dans l’évolution psychologique de Montag, notamment lorsque Clarisse lui fait remarquer qu’il ne ressemble à aucun pompier qu’elle a connu : « Il sentit son corps se scinder en deux, devenir chaleur et froidure, tendresse et dureté, tremblements et impassibilité, chaque moitié grinçant contre l’autre. » Tout l’être intérieur de Montag est un entre-choquement d’éléments qui se repoussent comme des aimants à la polarité inversée. C’est le moment où la dissemblance est la plus évidente du récit, mais aussi la plus importante, car elle ne se trouve pas seulement dans l’environnement du protagoniste, mais dans tout son corps, ce qui influencera forcément ses choix futurs. Cependant, au même moment, Guy a déjà commencé à accumuler des livres, chose que la perspicacité du lecteur lui a peut-être permis de soupçonner grâce aux indices fournis, mais ce n’est pas clair avant le départ de Beatty, le supérieur de Montag.
Ainsi, ces jeunes cherchent cette ivresse, cette richesse que Clarisse trouve dans les détails, comme la pluie qui glisse dans sa bouche. Pour les grands esprits tels que Clarisse qui s’interrogent, l’abrutissement propre aux divertissements de son époque ne sera pour elle jamais digne d’intérêt. La force des mots de l’extrait précédent est encore amplifiée par ce qui se retrouve dans les pages suivantes, quand le vieux Faber chuchote à l’oreille de Montag: « Il serait Montag-plus-Faber, feu plus eau, et puis, un jour, quand tout se serait mélangé et aurait macéré et fermenté en silence, il n’y aurait plus ni feu ni eau, mais du vin. De deux éléments opposés en naîtrait un troisième ». Les deux entités premières se renversent le jour où on les fusionne, devenant ainsi une nouvelle réalité, ici symbolisée par le vin, comme l’alliance du feu et de l’eau le ferait. Ces deux personnages étant opposés à plusieurs égards, Guy représentant la jeunesse dans le feu de l’action et Faber incarnant l’expérience et la peur face au danger, forment ensemble un tout.
L’importance du livre
Le livre en soi comme objet n’est pas important : c’est un propos véhiculé tout au long de Fahrenheit 451. L’humanité restera toujours marquée par les écrits de Baudelaire et ceux de Nietzsche, par exemple. Même si tous les exemplaires des Fleurs du Mal et d’Ainsi parlait Zarathoustra sont détruits, l’être humain reste grandi de ces écrits tant le contenu est encore vivant dans la mémoire collective. C’est une vision plutôt matérialiste qui nous ferait penser le contraire.
Certains personnages du livre, c’est-à-dire le groupe d’intellectuels nomades qui se promènent discrètement dans le pays, l’ont compris. Ces intellectuels se sont tant et si bien empreints d’un livre précis qu’ils finissent par l’incarner : « Je tiens à vous présenter Jonathan Swift, l’auteur de cet ouvrage politique si néfaste, Les voyages de Gulliver! Et cet autre Charles Darwin, et celui-ci Schopenhauer, et celui-ci Einstein […]. Nous sommes tous des morceaux d’histoire, de littérature et de droit international […]. » Ainsi, l’identité de ces personnages a changé à un moment, ils ne peuvent plus se contenter d’être humain, ils sont désormais des livres. Leur bagage ne consiste pas seulement en ce qu’ils peuvent porter dans leurs mains ou sur leurs épaules, mais également en ce que contiennent leur tête et leur cœur. D’autant plus qu’ils ne se contentent pas d’assimiler le contenu des œuvres qu’ils retrouvent. Ces nomades brûlent les livres une fois qu’ils en ont transmis le message à un porteur. Cela leur simplifie la vie, car ils n’ont jamais rien de suspect sur eux, tout le matériel incriminant se trouvant dans leur tête.
Vient un questionnement inévitable : si le livre en tant qu’objet n’a pas d’importance et que c’est son message qui en a, si celui-ci se retrouve incarné par l’un de ces intellectuels, cet homme devient-il alors par le fait même un objet? Faut-il le protéger de la pluie et le traiter avec précaution comme on le ferait avec notre exemplaire dédicacé de La Femme qui fuit? Un autre questionnement subsiste dans les réelles intentions du personnage principal lors de sa quête pour préserver les livres : « […] Montag allait et venait, s’accroupissait et lisait et relisait dix fois la même page à voix haute. » On reste étonné que Montag risque tout ce qu’il a, sa vie, celle de sa femme et sa carrière, alors qu’il ne comprend rien aux livres qu’il protège. Est-ce par attrait pour le mystère, par ennui ou par esprit de contradiction?
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Ray BRADBURY. Fahrenheit 451,
Paris, éd. Gallimard, coll. Folio Science-Fiction, 2000, 236 p.
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Le jeu des oppositions se fait aussi d’une autre manière. Il se construit en deux étapes, la première se déroulant une journée de pluie en compagnie de la jeune Clarisse : « Il y a des fois […] où j’aime renverser la tête, comme ça, et laisser la pluie couler dans ma bouche. On jurerait du vin. Vous n’avez jamais essayé ? » On l’imagine bien, avalant chaque goutte d’eau comme autant de vin, créant l’ivresse dans l’univers stérile qu’est devenu le monde une fois délesté de sa culture. Le geste de pencher la tête vers l’arrière pour recueillir la pluie de sa bouche est un geste que presque tous les enfants font. Étrangement, dans cette société, cet intérêt pour les simples sensations est jugé étrange, comme si elle en voyait tant sur leurs écrans qu’il n’était plus nécessaire d’expérimenter. La vie se vit donc par procuration, pas autrement. Par contre, il arrive aux jeunes de l’âge de Clarisse de ressentir profondément l’ennui, un peu comme une plaie béante dans leur poitrine qu’ils chercheraient à combler. Dans ces moments-là, ils se mettent en danger, à la recherche de sensations fortes.
« La vie se vit donc par procuration, pas autrement. Par contre, il arrive aux jeunes de l’âge de Clarisse de ressentir profondément l’ennui, un peu comme une plaie béante dans leur poitrine qu’ils chercheraient à combler. »