Raphaëlle Cypihot-Tremblay
Je souhaite devenir la comptable la plus lettrée qui soit.
Le joueur montréalais
Oeuvre: Le plongeur, Stéphane Larue
C’est sur les bancs d’un train de banlieue que je lus Le plongeur de Stéphane Larue. Il s’agissait de ma première lecture « récréative » de l’été. Je lisais enfin sans attendre de test de lecture la semaine suivante, sans devoir analyser les thèmes de l’auteur. Je pouvais savourer les mots, un à un, libérée d’une date d’échéance. Cependant, cela ne me prit que quelques pages avant de faire une découverte bien ironique, découverte que la quatrième de couverture me confirma rapidement. « Héritier du Joueur de Dostoïevski », le roman montréalais est inspiré d’une œuvre de laquelle je venais de faire le pastiche dans l’un de mes cours. Il me restait quarante-cinq minutes encore avant d’arriver à ma gare. Je décidai donc de donner une chance à ce volume. À ma grande surprise, les connaissances que j’avais du Joueur me permirent d’apprécier davantage ma première lecture estivale.
À première vue, le titre fait clairement référence au Joueur de Dostoïevski. Le roman d’autofiction présente le narrateur-auteur lorsqu’il étudiait en graphisme au cégep. Le jeune Stéphane doit d’importants montants à son coloc et son ancienne copine, en raison de son problème de jeu. Il trouve donc un emploi comme plongeur dans un restaurant. Si la grande partie se déroule en cuisine, les parallèles littéraires entre Le Plongeur et Le Joueur s’observent dans les rues de Montréal et ses bars mal éclairés.
D’abord, le personnage de Larue présente un conflit intérieur semblable à celui du joueur. Très tôt dans le récit, Stéphane se voit offrir deux mille dollars pour réaliser la pochette du disque d’un groupe rock amateur. Ce montant couvre les coûts d’impression, et la différence sera son salaire. Pris entre le jeu et son engagement, le plongeur se retrouve sans cesse à devoir sacrifier l’un pour l’autre. Il doit arrêter de jouer pour garder l’argent, ou jouer et faillir à ses responsabilités. Le joueur présente un conflit similaire, pris entre cette même passion du jeu et, dans son cas, celle de l’amour. Le soir où il reçoit l’argent, le jeune étudiant en graphisme jouera l’entièreté de celui-ci sur une machine à sous « dans un mélange de déception et de soulagement ». Déçu de trahir la confiance de bons amis, mais tout de même soulagé de pouvoir retourner miser sur des 7 et des cerises, le personnage de Larue cède une fois de plus à sa dépendance.
Bien que le double ne soit pas prédominant dans Le joueur, l’auteur russe s’en est servi dans plusieurs de ses œuvres. On ne peut ignorer l’influence de celui-ci sur l’œuvre Le plongeur. Le narrateur a la mauvaise habitude de se tourner vers l’alcool lorsqu’il se retrouve face à des problèmes qui lui semblent impossibles à surmonter. Ce mélange de déprime et d’ivresse occasionnera une perte de repère chez le personnage : « J’ai aperçu mon reflet dans la vitrine noire d’un restaurant fermé. […] J’avais la face molle, affaissée. J’ai pris du temps à me reconnaitre. Je me suis fait un peace sign et j’ai poursuivi mon chemin jusqu’à l’arrêt de bus. » Ces petits moments où Stéphane voit son reflet sans se reconnaitre, ou se reconnait mais découvre son apparence, sont présents à de nombreuses reprises dans l’œuvre. En effet, son poste comme plongeur lui a fait découvrir un monde complètement différent de son monde habituel d’étudiant. Ses longs quarts de travail et ses soirées passées dans les bars vont avoir plus d’impact sur sa personne qu’il le croyait, ce qui explique ses difficultés à reconnaitre son propre reflet.
La Trattoria, restaurant où Stéphane travaille, rassemble des individus issus de divers milieux, créant une polyphonie, élément aussi présent dans l’univers du Joueur de Dostoïevski. Le « staff » du restaurant comporte une cuisinière anglophone punk dans la mi-vingtaine, « un busboy dealer » hautement respecté, une propriétaire sévère toujours en contrôle, et un chef du midi calme et posé autant qu’un chef du soir aussi explosif qu’alcoolique. L’ensemble de ces personnalités souligne une grande disparité, mais représente dans les faits ce qu’on nomme la faune urbaine de Montréal, tout comme Dostoïevski a su inclure l’Europe entière autour d’une table dans Le joueur.
Ce premier roman de Stéphane Larue comporte également une certaine parenté avec le roman d’Orwell, Dans la dèche à Paris et à Londres. Toutefois, leurs ressemblances se trouvent dans l’espace des cuisines, où les impitoyables longues heures, les hurlements constants des employés et les maigres salaires représentent l’envers de la gastronomie. Cet enfer va, en revanche, souvent être un lieu de repos pour notre plongeur, un lieu où tous ses problèmes d’argent n’auront pas d’incidence. Bien qu’on y voie un certain soulagement chez le narrateur, le lecteur n’a guère droit à sa pause, emporté dans cette furie essoufflante.
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Stéphane LARUE. Le plongeur, Montréal,
éd. Le Quartanier, coll. Polygraphe II, 2016, 576 p.
« L’ensemble de ces personnalités souligne une grande disparité, mais représente dans les faits ce qu’on nomme la faune urbaine de Montréal, tout comme Dostoïevski a su inclure l’Europe entière autour d’une table dans Le joueur. »
Lorsque le personnage est en situation de jeu, le lecteur se retrouve littéralement devant la machine à sous, entend le roulement de la balle de la roulette, ressent l’excitation qu’amène le hasard : « Dans les neuf cases, les symboles commençaient à s’immobiliser. Les 7 se sont multipliés, j’en comptais deux, trois. Une cerise, qui bonifiait les gains. Un autre 7, puis un cinquième. Une bouffée de chaleur a irradié tout mon corps. Mes conjonctives ont épaissi et mes globes oculaires pulsaient derrière. » Ici, le narrateur ne dit pas qu’il a gagné, il montre comment; il ne mentionne pas qu’il est exalté, il le ressent et le lecteur le ressent avec lui. Voilà de l’hyperréalisme. Le Joueur de Dostoïevski présentait des descriptions aussi précises lorsque l’action se déroulait autour de la roulette.