Sarah-Maude Bilodeau
« Quand sera brisé l’infini servage de la femme, quand elle vivra pour elle et par elle, elle sera poète, elle aussi! » -Arthur Rimbaud
J'écris une ode
J’écris une ode à moi-même
Parce qu’autrement
Qui le fera.
J’écris d’un territoire qui ne m’appartient pas
De l’instant où j’ai porté mon regard sur ce pays
Jusqu’au moment où j’y trouverai la mort
Je ne pourrai que fouler ses terres
Sans jamais les posséder
Et chaque jour de ma vie est un combat
Pour reconquérir ce qui m’est dû
Ce corps
Est celui des autres avant d'être mien
Ce corps que j’habite
Que j'aménage comme la plus intime des pièces d’une maison
Est celui de mains inconnues
De mains universelles
Un bien ancestral
Un droit acquis de tous
Donnant un accès inédit à ces sols épidermiques
Chaque matin que je me lève
Garante de cet héritage
Je confronte mon miroir comme bravant une ville assiégée
Chaque matin que je m’accorde la permission
D’aimer ce que je vois
J’avance d’un pas vers la tranchée
Je progresse vers les lignes ennemies
Armée seulement de ce regard mi-fier mi-hautain
Regard palissade aux cils de barbelé
Du haut duquel je me perche
Insaisissable
Et chaque fois un soldat de plastique s’effondre
Et je suis près de pouvoir planter mon propre drapeau
Sur un territoire qui refuse de se déclarer vaincu.
J’écris d’une dispute que je n’ai pas demandé à connaître
Conversations de peurs imaginaires
Dialogues perfides qui trouvent leur voix
Entre mes deux oreilles
Elles s’y glissent sournoisement
Comme en des souterrains secrets
Puisque mon corps est objet
Ce sont aux pensées intrusives de le posséder
Faute de savoir comment les dompter
Je les laisse en vagabondes
Polyphonie sauvage
Qui règne en maître chez moi
Faute de savoir crier, je me tais
Je vis ce massacre intérieur dans le silence
Ma tête comme soumise à une tyrannie
Est pourvue de bouches de marbre
Qui ne savent plus parler
Pour avoir trop longtemps côtoyé
Leur propre mutisme
J’écris d’un amour prohibé
Comme une Aphrodite muette
Une incertitude, un pis-aller
Cet amour est une interrogation
Qui poursuit chacune de mes vérités
Devance mes affirmations pour les réduire en questions
En peut-être
Car ma réalité est une catégorie
Une étiquette par laquelle agrémenter une scène érotique
Équation entre deux corps
Classés selon leur forme et la nature de leurs fluides
Mon identité ne peut s’épeler sans le mot "tabou"
Ne peut être révélée sans demander analyse
Alors on écartèle ce que je suis sur la table d'opération
On tente d’expliquer par de drôles de délibérations
De me faire pencher pour un parti
De me coucher sur un standard connu de tous
Et ces questions me poursuivent
Comme un train fidèle
Sur les rails d’un chemin
Qui n’a pas été dessiné pour les gens de mon espèce
Mes amours sont faites d’errance
Et moi je vais
Sur une route pensée et conçue pour les voitures
Alors que je suis à pied.
J’écris d’une passion qui d’emblée me refuse
Passion d’hommes aux fronts sans cesse grandis par la calvitie
Passion d’hommes aux yeux morts
D’avoir trop bien connu la faible lumière de la chandelle
Passion d’hommes monuments
Où le masculin l’emporte
Et chaque livre que je cueille
Est pour moi un rappel de cette contradiction
Comme une chanson récidive
Être femme
Et littéraire
C’est être sans cesse limitée à ce sexe
Cette chaîne qui se porte de long en large de la tête
Muselière cérébrale
Maillon d’un héritage suranné
Qui survit
Dans l’oubli de mes semblables
Dans le trou de la grande bibliothèque
Mais ici cesse ce patrimoine importun
Car pour toute remise en doute de la fougue qui m’anime
Je déposerai un poème
Une fleur dans chaque bouche
Qui oserait discuter mon zèle
Pour tout refus je créerai un jardin
Et je ceindrai mon front d’une couronne de roses
Tandis que mes yeux demeureront ouverts.
Je n’écris pas une ode à moi-même
Mais j’écris une ode aux femmes
Aux invalides
Aux théâtres d’inquiétudes
Aux errantes sur des routes insolites
Aux poétesses sans plume
Aux muses trop longtemps muselées
Aux territoires qui s’autoproclament souverains
Aux fées qui auront toujours soif.
J’écris une ode aux femmes
Parce qu'autrement
Qui le fera.