Hugo Dionne-Paquin
« …mais il faut cultiver notre jardin » Candide -Voltaire.
Xavier Dupuis
« Moins les hommes pensent, plus ils parlent » - Montesquieu
« Je devrais arrêter de parler autant » - Xavier Dupuis
Correspondances: illusion occidentale
11e Arrondissement, Paris, Ile de France, France
2 décembre 2014
À Gabriel Garnier
Ambassade de France, Alep, Syrie
Mon vieil ami,
Le soleil se lève sur une autre magnifique journée ici, à Paris. Sache d’abord que j’ai hâte de te revoir et que je souhaite ardemment que ton séjour au Moyen-Orient se déroule comme prévu. Le journal va bien. Pour la première fois depuis longtemps, j’ai l’impression que l’on accroche un auditoire plus large. Ma femme et mes enfants en sont d’autant plus heureux. Vraiment, tout va pour le mieux. Je ne sais pas si les tensions des dernières semaines ont aidé, mais même les grands médias américains parlent de nous. Te souviens-tu de nos années d’école lorsqu’on rêvassait sur notre avenir? Je n’aurais jamais cru que cet avenir deviendrait présent en si peu de temps. Me voilà journaliste engagé dans la plus belle ville du monde, et te voilà attaché de presse un peu partout à travers l’Europe et l’Orient. C’est fou de penser à quel point les deux jeunes adultes que nous étions ont parcouru du chemin. Ces deux-là-mêmes qui chaque mercredi soir se retrouvaient autour d’une bière, souvenirs lointains de la belle époque. Sans dire qu’aujourd’hui j’envie ces années, mon quotidien étant plus heureux que je ne l’aie jamais imaginé, ta présence me manque, vieil ami. Je ne te cacherai pas qu’autant le succès que je connais depuis quelques semaines me motive, autant un sentiment de culpabilité m’habite. De nous deux, j’étais celui qui était censé tout abandonner de notre Paris bien aimé. Ce devait être mon fardeau d’explorer l’inconnu, seul et sans repère. Et, alors que je t’écris ces lignes, c’est bien de cette même capitale que je t’enverrai ceci, alors que c’est toi qui es à des centaines de kilomètres d’ici. Le destin fait bizarrement les choses parfois… Tu rêvais de devenir une figure importante du monde journalistique parisien, je rêvais de voyages et d’excursions. Au final, je me suis sédentarisé et tu es encore sur la route. Tu sais comme moi que ce n’était pas notre choix, mais bien une assignation d’un patron qui ne nous connaissait pas. Des années après, je te souhaite d’avoir autant de plaisir que j’en ai. L’autre soir, je soupais avec Éva dans la cour et on pensait à toi. Elle m’a dit que tu devrais venir faire un tour bientôt, et tu sais quoi? Elle ne peut pas avoir plus raison.
J’attends impatiemment de tes nouvelles! À bientôt, vieux frère.
Jacques
Ambassade de France, Alep, Syrie
9 décembre 2014
À Jacques Ferland
11e Arrondissement, Paris, Ile-de-France, France
Cher Jacques,
Je suis enchanté de recevoir de tes nouvelles. Je ne doute aucunement du fait que tu as su utiliser ta plume satirique pour gagner en notoriété grâce aux événements des dernières semaines. Il m’attriste cependant de te dire que la vie n’est pas aussi belle pour moi. Les bombardements à Alep forcent les membres de la presse à vivre selon un régime de protection très stricte. Tu sais bien sûr que l’ambassade française est paralysée étant donné les mauvaises relations avec les rebelles. Cette situation rend évidemment la vie des envoyés français terrible. Je dois me déplacer fréquemment pour continuer à travailler en sécurité. Cependant, la chose la plus horrible est la mort. Elle guette tout le monde, et cela m’est rappelé à chaque fois que je passe à côté d’une fosse. Ces puits de désolation m’arrachent une partie d’humanité à leur seule vue. Ils me font penser à des dépotoirs : hommes, femmes et enfants qu’on y jette semblent avoir la même valeur que des ordures. Il est impensable pour moi que ces gens innocents meurent sous les bombes occidentales. Tu serais aussi secoué que moi d’assister à ce spectacle. Tout ce que nous pensons de la communauté musulmane se révèle faux, et la vue de cette de souffrance me fait regretter mes opinions d’avant. Heureusement, mon visa de travail à l’étranger expire sous peu de sorte que mon contrat expirera également. J’ai l’intention de prendre du repos avant de me fourrer le nez dans un autre conflit. Au départ, je pensais à Dublin comme retraite, mais, à la suite de ton invitation, Paris semble une destination de choix. Je serai de retour dans la capitale d’ici un mois; nous pourrons alors reprendre la tradition du mercredi avec une assiduité aussi parfaite que dans notre jeune temps. En attendant nos retrouvailles, embrasse ta famille et que ta plume te mène où tu le voudras bien!
À bientôt, vieux frère.
Gabriel
11e Arrondissement, Paris, Ile de France, France
16 décembre 2014
À Gabriel Garnier
Ambassade de France, Alep, Syrie
Gabriel,
La sévérité des propos de ta dernière lettre m’étonne. Je trouve difficile de porter un jugement sur une situation qui, d’ici, m’apparaît banale. Après tout, je n’ai aucun réel pouvoir de faire changer les choses, et les années m’ont appris que ton écriture revêt un cachet plus dramatique que la réalité ne l’est vraiment, c’est ce qui fait ton style. Rassure-moi tout de même : tu es heureux, vieux frère? Ce que tu vis présentement, ce nouveau bagage culturel, te sera incroyablement utile à ton retour. Depuis quelques semaines, nous prenons de plus en plus de risques au bureau. Le patron nous encourage à alimenter le débat politique actuel, et je t’avoue que ça me plaît. Enfin un peu d’action! Éva me disait encore hier combien? elle te trouvait choyé d’explorer le Moyen-Orient et combien? elle admirait ton travail. Elle trouve que tu fais de l’écriture ton arme de défense face à ces barbares. Parallèlement, elle pense que j’utilise la mienne pour les provoquer, et que si nous continuons de la sorte, le journal sera dans le pétrin. Qu’en penses-tu? Ta nouvelle réalité te permettra de mieux en juger que moi, mais plus que jamais je me sens bien ici, à Paris. L’hiver est doux, les gens sont détendus. Si tu voyais le nombre de sourires que je croise autour des Champs-Élysées! Je dois t’avouer que je suis quelque peu déçu pour toi. Alors que je m’épanouis ici, j’ai l’impression que ton aventure te mènera vers des chemins dangereux. Prends soin de toi, frère, je ne voudrais pour rien au monde devoir rédiger un article sur la mort d’un attaché de presse français. Il reste que je suis persuadé que tu seras en mesure de bien t’en sortir, tu as toujours su le faire après tout. Dis-moi, la population locale est-elle accueillante au moins? Ici, il y a de plus en plus de ces Orientaux. Je me fais regarder chaque jour un peu plus de travers par ces gens. Le fait que mon visage soit en gros plan sur chacun de mes papiers satiriques ne doit pas aider. Contrairement à toi, je ne dois pas vivre constamment sur mes gardes, mais je crois commencer à comprendre l’étrange sentiment qui t’habite. L’énergie que tu dois dépenser seulement en précautions… Je te souhaite de revenir à Paris au plus vite! Même au travail, les gens sont motivés. Notre notoriété atteint de nouveaux sommets, et nos papiers de la semaine dernière ont fait fureur. Le spectacle dont tu faisais mention est différent ici, et je ne doute pas que tu doives parfois trouver cela difficile. Je ne peux malheureusement pas comprendre ta situation, alors je te laisse sur quelque chose qui te rappellera sans doute de bons souvenirs : en t’écrivant cette lettre, vieux frère, je suis dans la cour, bière à la main, autour d’un bon feu. Il ne manque que toi.
Reviens-nous le plus rapidement possible!
Jacques.
Ambassade de France, Alep, Syrie
21 décembre 2014
À Jacques Ferland
11e Arrondissement, Paris, Ile-de-France, France
Cher Jacques,
Je dois commencer par te mettre en garde. Tu as toujours été du genre à te lancer dans la gueule du loup malgré les risques d’échec, mais cette fois-ci, c’est de ta vie que l’on parle. Ces gens ne sont pas là pour parlementer ni manifester, mais bien pour tuer. Je t’en prie, ne te mets pas en avant-plan de la sphère médiatique; pense à Éva et aux gamins. Que feraient-ils sans toi? De plus, vieux frère, le bonheur revêt un tout autre sens là où je me trouve. Il prend parfois l’air d’un repas à l’abri, d’une nuit de sommeil ininterrompu. Ce matin, j’ai pris une grande bouffée d’air frais et j’ai vécu mon bonheur de la journée. Cela est malheureusement la manière dont je dois vivre pour continuer à écrire. Vous avez raison, Éva et toi, ma plume est ici mon arme. Cependant, tous les mots que j’ai écrits n’ont encore sauvé personne. Face à une telle violence, les articles sont déchargés de sens. Le travail que je fais est peut-être important en France, mais il ne change rien à la situation ici. À mon retour, je tenterai d’utiliser mes relations pour rapprocher musulmans et chrétiens du pays. La paix est ici l’objectif, et elle ne sera jamais atteinte sans un rapprochement direct. Tu montres d’ailleurs l’ignorance de la presse en les traitant de barbares. Bien sûr, rien n’est de ta faute, tu ne les connais pas. Cependant, tu dois comprendre qu’ils sont comme toi et moi. Les pères d’ici soutiennent leur famille comme en France. D’ailleurs, la plupart d’entre eux sont tout à fait ordinaires; ni extrémistes ni terroristes, ils ne cherchent qu’à changer la situation de leur pays comme des hommes libres. Nous leur enlevons ce droit en les bombardant sans relâche, les arrachant à leur femme et à leurs enfants. Ils ne font que se défendre contre la menace que nous sommes. Les mouvements de résistance ont pris une ampleur incroyable et s’étendent hors du pays. Cela justifie probablement les grandes tensions dans Paris. Le lourd débat dans la capitale ne doit qu’attiser la haine des résistants français. Je me permets donc encore une fois de te prier de prendre garde. En te moquant ouvertement de la religion, tu seras considéré comme un ennemi et tu seras menacé. La route que je prends est certes dangereuse, mais la tienne pourrait l’être encore davantage. Tu devrais écouter Éva, tu es le mieux placé pour savoir que ses inquiétudes sont souvent justifiées. En attendant mon retour, profite bien du succès et de la bière. Lève ton verre à nous deux, mon frère.
Gabriel.
11e Arrondissement, Paris, Ile de France, France
30 décembre 2014
À Gabriel Garnier
Ambassade de France, Alep, Syrie
Cher Gabriel,
Je dois tout d’abord t’annoncer que ta réponse me surprend. Il n’y a pas si longtemps que tu es parti et, pourtant, j’ai l’impression de parler à un inconnu. Où est passé ton amour pour notre patrie? Tes petits bonheurs me semblent bien tristes, vieux frère. Pourquoi ne demandes-tu pas une évacuation si la situation est aussi pire que tu la décris? Je crois que notre pays te manque et que tes idées commencent à être brouillées par la poussière des bombes qui te tombent sur la tête quotidiennement. Je ne doute pas que ces gens sont bien et je t’avoue que nous propageons peut-être une mauvaise image d’eux avec toutes nos publications, mais tu ne peux nier les tensions qui existent. Les Américains aiment de plus en plus notre travail, et le patron ne veut pour rien au monde perdre cet allié. Et, bien honnêtement, je ne crois pas que ma vie soit en danger, ce n’est pas moi qui suis le plus à risque entre nous deux. Fais attention, frère, j’ai eu vent qu’un raid se préparait contre des envoyés français. Je suis conscient que tes actions sont bonnes et que tu souhaites changer les choses, mais je t’en prie, ne néglige pas tes origines pour un pays probablement déjà perdu. Crois-tu réellement que de cesser nos actions susciterait un arrêt des ripostes? Les rôles ne seraient qu’inversés, et je préfère de loin agir que d’avoir à réagir. Ton retour approche à grands pas, et je dois t’avouer que j’ai très hâte de te voir. Malgré ta nouvelle réalité, je veux que tu saches que je prends très au sérieux ce que tu vis et me raconte. Je ne me crois tout simplement pas en position d’y changer quelque chose. Dans deux semaines, nous nous retrouverons et j’ai déjà quelques bières au froid pour toi!
Prends soin de toi, et reste en vie, vieux frère.
Jacques.
Ambassade de France, Alep, Syrie
4 janvier 2015
À Jacques Ferland
11e Arrondissement, Paris, Ile-de-France, France
Jacques,
Il est douloureux pour moi de t’entendre parler ainsi. L’Occident, notre monde, est en grande partie responsable de la gravité de la situation ici. Si tu savais à quel point la fausse publicité faite par les médias empire les relations dans le pays, ton discours changerait. Tout ce que vous dites met les gens de la résistance en colère, car vous les présentez comme des sauvages assoiffés de sang. Il est dur pour un envoyé comme moi de ne pas les comprendre quand on voit leur quête de liberté ainsi bafouée. Bien sûr, les soldats ont commencé à en vouloir directement à nous, journalistes français. Cela représente un danger pour moi, mais aussi pour toi. Bien entendu, je me cache plus que jamais pour éviter de rencontrer des rebelles qui pourraient me vouloir du mal. Toi, cependant, tu ne réalises pas l’ampleur des risques que tu prends. Charlie est dans toutes les conversations ici. Vos caricatures et articles ne font qu’attiser la haine djihadiste. Je vois la popularité que vous avez maintenant et je suis fier de toi, mais tu dois arrêter, sinon ils attaqueront. Si j’ai appris une chose depuis mon arrivée ici, c’est que l’influence de l’organisation est immense. Sur une note plus positive, je serai au pays dans une semaine. Je prendrai le temps de m’installer et je te contacterai pour enfin partager cette bière, si Dieu le veut bien.
À bientôt, vieux frère.
Gabriel
Paris, France
7 janvier 2015
Alep, Syrie
Rapport de mission : Jacques Ferland
Haut commandement
La mission a été complétée comme prévu. Charlie Hebdo a pris un coup dur. Douze impurs ont été sacrifiés à la cause, dont le journaliste visé. Ils ont payé pour leur manque de respect envers notre Dieu. La terreur est palpable dans les rues de la ville suite à notre acte, marquant un grand jour pour l’État, qui se fait enfin entendre aujourd’hui. Les deux héros sont en cavale; nous ferons tout en notre pouvoir pour les retrouver et les mettre en sécurité. Vous pouvez être fiers du travail accompli au nom de la cause.
Vive l’État.
Hakim Anouar, nom de code : Gabriel Garnier