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Marilie Cantin

« Toi, dit-il, tu es quelque chose de terriblement réel dans un monde qui est terriblement faux. Et c’est pour ça, que je pense, que tu souffres tellement. » - Guillaume Musso.

La femme qui pleure

Hier, ma jeune sœur est morte. Assise sur le banc pour la cérémonie d’adieu, je pleure. Je suis la seule à pleurer. Cette tristesse solitaire est continuelle pour moi.

Ma mère m’appelle:

— Éléonore, as-tu pensé à aller chez Oly pour la fête de ce soir? Ce souper va être une réussite!

— Non maman, je vais y aller après la cérémonie.

— Comme tu veux, chérie. La coiffeuse a fait un joli travail sur les cheveux de ta sœur n’est-ce pas? Me dit-elle avec un large sourire.

— Oui maman.

J’ai l’impression de crier sous l’eau. Personne pour m’entendre, pour me comprendre. Mes hurlements se heurtent aux parois de la bulle entourant les gens et reviennent à moi sous forme de boomerangs d’acier. Ma mère avait raison, j’aurais dû moi aussi me servir du remède d’Oly pour être toujours comblée. À quatorze ans, j’ai oublié de prendre le traitement durant deux jours. Je n’ai plus jamais été capable de l’avaler. Au début, j’étais comme une mutilée qui retrouve ses membres et ses sens, je contemplais le ciel d’azur et les fleurs versicolores, mon cerveau découvrait l’univers qui l’entourait et était en constante admiration. Le jour arriva où je pris conscience de l’utilité indubitable de ce remède. Il y avait tant de souffrances dans le monde qui nous entoure. Les personnes touchées n’avaient pas accès à cette drogue du bonheur, elles devaient vivre ces souffrances et celles-ci commençaient à m’envahir. Je sentais les murs se refermer sur moi comme un piège sur sa proie. La réalité m’avait empoignée et je savais que je ne pourrais pas m’en sortir. J’ai retiré ce piège, mais je garde des plaies béantes incicatrisables, vestiges d’une prise de conscience. C’est à ce moment que je suis devenue la femme qui pleure.

Je finis par me lever. J’ai peine à avancer sous le poids des larmes des habitants de la ville que je porte sur mon dos. Mon corps est lourd et douloureux. La cruche qui les contient est bien plus pesante qu’à l’habitude, dû à ce tragique événement. Je prends quelques gorgées de ces larmes afin de l’alléger, pour le trajet.

Arrivée sur la ferme d’Oly, je lui remets la cruche remplie à ras bord. Fidèle à son rituel, il la verse dans la mangeoire de ses automates à oreilles et à queues. Ceux-ci se gavent volontiers. Oly part se chercher un café et me laisse seule dans sa salle des machines. J’observe les chaînes en fer qui tiennent celles-ci en place, immobiles depuis si longtemps qu’elles sont maintenant figées. Je n’avais jamais fait attention à l’absence de fenêtre et au teint maladif de ces vieux engins épuisés. Cinq minutes plus tard, Oly revient et tâte leurs peaux avant de souffler dans leurs bouches ; c’est prêt. Ils vomissent enfin les gélules de l’ataraxie tant attendues. Je les enveloppe précieusement dans ma couverture de soie améthyste et les dépose dans un coffre d’écrin.

J’arrive chez moi et donne à ma mère le résultat de ma course. Elle lance une poignée de gélules dans les airs et le remède tombe dans la bouche de tout le monde à table. Ils l’avalent. Un sourire illumine leur visage. C’est le moment de passer à table, nous nous asseyons et j’observe ma famille dévorer des chairs. Ils les déchiquettent et les broient comme s’ils voulaient être sûrs d’achever la proie du boucher, avant de laisser leurs estomacs d’ogres finir le travail. Ils s’empiffrent avec rapacité, se servant de leurs géantes fourchettes qu’ils doivent tenir à deux mains. Du smog, contenant toute sorte de phrases chaotiques et insensées, s’échappe de leur bouche. Je m’étouffe dans toute cette fumée insidieuse. Les mots tentent de s’insérer dans ma bouche.

Je contiens la tristesse ignorée de tous pour la perte de ma sœur. Je la réfrène, car je sais que ce n’est pas leur faute, puisqu’ils sont nés en privilégiés et qu’ils n’ont aucune idée de ce qui se passe dehors. La souffrance leur est inconnue, autant celle des autres que la leur. L’affliction que je ressens à la suite de la mort de ma sœur, leur fille, leur est incomprise. Mes pensées sont contaminées par la lucidité. J’en porte le fardeau. Plus la soirée avance, plus je suis partagée entre deux sentiments; d’une part, je suis soulagée d’être celle qui regarde la réalité en face, sans se voiler, et de l’autre je suis envieuse de leur ignorance, de leur bonheur candide. Avec toute cette ambivalence, je ne peux plus contenir mes émotions, des nuages remplissent mes yeux et je dois vite me mettre à la recherche d’une échappatoire avant de suffoquer. Du coin de l’œil, j’aperçois une maison pour chat. Un humble nid douillet où un seul et unique trou, dessiné pour l’entrée et la sortie, se prolonge dans un tube étroit pour ajouter de l’intimité à qui voudrait s’y réfugier. J’éloigne ma chaise de la table sans que quiconque le remarque. Plus je marche à pas discret vers ce lieu réconfortant, plus je rétrécis jusqu’à atteindre l’ouverture du tunnel. Je me mets à quatre pattes et rampe pour m’abriter à l’intérieur. Je me couche sur le côté, enveloppe mes jambes de mes bras telle une petite créature blessée. Je ferme les yeux et laisse couler les larmes sur mon visage. Je pleure tant, que je finis par être trempée. Mes larmes n’avaient pas rapetissé en même temps que le reste de mon corps. Je voudrais juste être bien, apaisée.

Le corps mouillé et résigné, je rampe hors de mon étang. J’étire ma langue. Glisse celle-ci à l’intérieur du coffre de gélules. J’en atteins une. Je la maintiens sur le bout de ma langue. Encore quelques secondes. Je laisse couler une dernière larme le long de mon visage. Je la rentre d’un coup sec à l’entrée de ma gorge. Je l’avale. Le monde cesse soudain d’être noir et s’apaise. Il est la couleur d’un jour de brume, onirique, et calme.

© 2018 par Sabrina Charron, Mélina LeGresley et Lysanne Vermette. Créé avec Wix.com

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