Stevenson dans l'abyme
OEUVRE: Stevenson sous les palmiers, Alberto Manguel
Anaïs Paquin
« Tu as peur de ton imagination. Et plus encore de tes rêves. Tu crains cette responsabilité qui commence dans le rêve. » Kafka sur le rivage, Haruki Murakami
1894. Robert Louis Stevenson vit ses derniers jours sous les palmiers étouffants des îles Samoa. Tourmenté par une toux convulsive et le froid du lit conjugal, l’écrivain sent ses forces et son moral décliner sous le climat humide. Un soir, une fête est organisée au village. Le regard de Stevenson croisera alors le regard souriant d’une jeune danseuse; une étincelle de désir s’immiscera dans sa chair et prendra possession de son imaginaire. Chez Alberto Manguel, il n’en faut pas davantage pour plonger Robert Louis Stevenson dans un entrelacs d’ambiguïtés digne d’un de ses textes phares, l’Étrange cas de Dr Jekyll et Mister Hyde. De fait, dans Stevenson sous les palmiers, Manguel jette son personnage dans une mise en abyme qui redéfinira les rapports entre l’écrivain et son œuvre. Entre bien et mal, entre fiction et réel, les frontières deviennent floues, à la limite du rêve. Alberto Manguel nous plonge ainsi dans une réflexion complexe où le texte devient le reflet de son auteur et où les histoires s’incarnent, véritables « éléments de la réalité ».
C’est sur la plage que Stevenson rencontre pour la première fois le missionnaire Baker, celui qui pourrait bien être son double, son Mister Hyde personnel. Au contraire de Hyde, plus « petit, léger et jeune » que Jekyll, Baker a une apparence semblable à celle de Stevenson; il partage sa peau blanche, son « robuste accent écossais », mais, surtout, « son chapeau à larges bords ». Cependant, un abîme sépare les conceptions du monde de l’écrivain et du missionnaire. C’est une dichotomie aussi profonde que celle personnifiée par Jekyll, bon et élégant, et Hyde, mauvais et rustre. Tout le génie de Manguel est de faire reposer cette dualité sur la littérature.
être opposé à tout ce qui fait l’écrivain, soit l’amour des histoires, l’ouverture d’esprit et, évidemment, l’imagination. On le comprendra, Baker a l’esprit étroit et cartésien, et la littérature lui fait horreur : il la considère comme inutile et mensongère. Avide de vertu, n’ayant foi qu’en un unique Livre, la Bible, le missionnaire rappelle aussi un concept esquissé par
Manguel dans un de ses essais, La Bibliothèque de Robinson, celle de l’homme « qui vénère le Livre, mais ne lit pas de livres ». Pour Baker, la Bible seule incarne la vérité, la seule voie à suivre; « le livre [n’est qu’] un instrument de pouvoir ou de prestige » entre ses mains. Il est le prétexte à sa haine irrationnelle contre les indigènes, « cette humanité perdue », l’excuse qui lui permet d’imposer sa volonté. Ainsi, l’antinomie Stevenson/Baker semble aussi nette, aussi inébranlable que celle formée par Jekyll et Hyde. Pourtant, l’équilibre finit irrémédiablement par être rompu, et, au matin, Hyde a pris la place de Jekyll. Au fil du récit, Baker semble s’immiscer à l’intérieur de Stevenson. Par moment, on doute : le missionnaire s’exprimerait-il par la plume de l’écrivain? « Appelle les ossements desséchés, anime, vivifie; Recrée en nous l’esprit de paix; Renouvelle en nous la joie », écrit ainsi Stevenson après avoir été interrogé par la police, soudain animé par un besoin sourd de prier. Cette prière apparaît fort curieuse de la part de celui qui a déjà affirmé que « Dieu n’était qu’une fiction de plus ». De même, Manguel laisse-t-il planer l’hypothèse que, peut-être, l’écrivain et le missionnaire ne formeraient qu’un seul et même être. Entre leurs rencontres toujours sans témoin, l’intendant qui assure qu’il n’y a pas de nouveau missionnaire et les nombreuses disparitions de Baker, l’hypothèse de la personnalité multiple est posée, mais jamais corroborée. Tout l’art de Manguel est là : proposer une multitude d’interprétations à une même histoire.
Combien d’histoires contient réellement Stevenson sous les palmiers? Ce roman n’est peut-être pas seulement un récit polysémique, mais aussi une œuvre et son reflet, projetés dans une succession sans fin de miroirs. C’est l’histoire des derniers jours de Robert Louis Stevenson écrite par Alberto Manguel. C’est l’histoire d’une rencontre entre un homme malade et une jeune femme pleine de vie, d’un désir interdit et inassouvi. C’est l’histoire de la dernière histoire de Stevenson, un roman réduit en « cendres rougeoyantes » parce qu’il racontait l’accomplissement de ce désir. C’est l’histoire de cette belle danseuse qu’a remarquée Stevenson, et qui est retrouvée au matin violée et assassinée. La culpabilité ou l’innocence de l’écrivain n’est pas ici le nœud de l’intrigue. La question est ailleurs. Alberto Manguel a construit son roman comme un noir abîme, où l’unique fin est un écho répercuté sans cesse. Ici, tout l’intérêt de la mise en abyme est de proposer la fiction comme fondement même de la réalité.
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Alberto MANGUEL. Stevenson sous les palmiers,
Barcelone, éd. Acte Sud, 2005, 88 p.
« Alberto Manguel a construit son roman comme un noir abîme, où l’unique fin est un écho répercuté sans cesse »
Évidemment, Robert Louis Stevenson incarne l’archétype de l’écrivain. Amoureux des mots, Stevenson considère que les histoires, derrière leur caractère divertissant, illuminent nos esprits et nous font réfléchir sur le monde; elles en sont même une part essentielle. Il considère ses écrits comme des « fables morales », venant soutenir le lecteur dans la résolution de ses propres dilemmes intérieurs, de ses propres oppositions. Notre pauvre Stevenson, celui que les habitants des Samoa ont surnommé « Tusitala, le diseur de contes », découvrira pourtant en Baker une véritable antithèse de lui-même, une figure littéraire que l’on pourrait surnommer l’« anti-écrivain ». Par « anti-écrivain », on entendra ici un