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Gabriel Rioux-Jomphe

 

« Personne ne sait encore si tout ne vit que pour mourir ou ne meurt que pour renaître ».  -Marguerite Yourcenar

Pallier d'absence

OEUVRE: Le premier homme, Albert Camus

« Un enfant n’est rien par lui-même, ce sont ses parents qui le représentent. C’est par eux qu’il se définit aux yeux du monde ». Certes, l’entourage familial influence nécessairement le développement des individus, mais qu’arrive-t-il lorsqu’un enfant privé du regard approbateur de ses parents est alors laissé à lui-même devant les questions morales et éthiques de ce monde ? Ce qui est certain, c’est qu’un tel manque n’est pas sans répercussions. Au contraire, les retombées sont considérables et affectent le cheminement de l’adulte en devenir, de manière positive ou négative.
 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

 

la voie et me donne blâme et louange, non selon le pouvoir mais l’autorité, j’ai besoin de mon père.


Ce seul évènement perturbe le reste du parcours erratique du jeune Algérien, l’obligeant à vivre avec une grand-mère autoritaire, une

mère fatiguée et taciturne ainsi qu’une famille, dans l’ensemble, aussi pauvre qu’illettrée. Ceux-ci l’influenceront sans jamais pour autant remplir le manque qui poussera Jacques dans une quête identitaire complexe. Jacques Cormery est grandement influencé par son environnement social, sans lequel sa perception de la vie aurait forcément différé.

L’impact le plus important qu’eut la mort de son père sur l’ensemble de sa famille est celui de l’avoir condamné à une pauvreté étouffante. Pour la mère de Cormery, veuve et responsable de deux enfants, il était impossible d’assumer les travaux agricoles que nécessitait une terre comme la leur. Pour cette raison, elle abandonne leur propriété pour aller s’installer en banlieue d’Alger, chez sa mère.


La grand-mère de Cormery joue un rôle considérable dans son cheminement, puisqu’elle est la figure d’autorité nécessaire à l’intégration de son petit-fils en société. C’est ainsi qu’elle entraîne progressivement Cormery à répondre aux attentes sociales, qui deviendront pour lui de plus en plus exigeantes. Au début, elle le contraint à respecter un couvre-feu, alors que plus tard, elle le force à une pratique que Cormery décrit comme « mortel[le] avec les étrangers » : le mensonge. Malgré sa crainte, il se laisse persuader par sa grand-mère qui, elle, n’hésite pas à prendre la situation en main :

Il n’y a qu’à dire que tu resteras, dit la grand-mère. – Mais c’est pas vrai. – Ça ne fait rien. Ils te croiront. ". En sortant du commerce où Jaques venait d’être engagé, elle poursuit en disant : ’’Tu vois, […] Il nous a crus, – Mais quand je partirai, comment lui expliquer ? – Laisse-moi faire. – Bon.

Donc, il est évident que la grand-mère élève son petit-fils de manière à ce qu’il affronte les difficultés qui l’empêchent d’atteindre son but. Cette façon froide et détachée d’affirmer que tout est sous contrôle réduit les inquiétudes de Cormery, qui tranquillement devient plus confiant. Pour cette famille à faible revenu, il est nécessaire que chacun des membres contribue monétairement, même un enfant âgé de treize ans. Par ailleurs, cette réalité pousse la grand-mère de Jacques à lui refuser l’accès au lycée, puisqu’il serait alors obligé d’abandonner le travail pour les études. Malgré sa réticence initiale, la grand-mère accepte d’envoyer son petit-fils au lycée, ce dernier s’étant vu attribuer une bourse.

[…] il avait reconnu cependant inconsciemment, étant enfant d’abord, puis tout au long de sa vie, le seul geste paternel, à la fois réfléchi et décisif, qui fut intervenu dans sa vie d’enfance. Car Monsieur Bernard, son instituteur de la classe du certificat d’études, avait pesé de tout son poids d’homme, à un moment donné, pour modifier le destin de cet enfant dont il avait la charge, et il l’avait modifié en effet.


L’instituteur M. Bernard est pour Jacques Cormery le père qu’il n’a jamais eu et il ne fait pas un secret de sa préférence pour les enfants qui « ont perdu leur père à la guerre ». Au contraire, il explique fièrement qu’il « essaie de remplacer ici au moins [ses] camarades morts », en incarnant une figure paternelle pour les jeunes privés de leur père. Par ailleurs, c’est lui qui convainc la grand-mère de laisser son petit-fils profiter de la bourse qu’il a reçue. Sans ces paroles rassurantes qui confirmaient l’intelligence et le potentiel du jeune étudiant, la grand-mère n’aurait jamais accepté de voir son petit-garçon se consacrer à autre chose qu’à aider sa famille à survivre. L’instituteur croyait en Jacques et en ses capacités à devenir un homme cultivé et respectable. En plus de le soutenir moralement, le maître d’école éveille le souvenir et le passé du père en lui faisant lire des œuvres concernant la guerre, comme Les croix de Bois de Dorgelès. C’est à travers cette œuvre que Cormery fait ses premiers pas vers une reconstruction et une compréhension de la vie de son père.


Quoi qu’il en soit, Jacques Cormery sut trouver les caractéristiques d’un père dans les membres de son entourage. Ces personnages ont influencé la vie du jeune Algérien pour toujours, en lui proposant leur propre vision du monde. C’est cette blessure primitive qui le conduit dans une quête identitaire, tout en le transformant en un adulte précoce, intelligent et expérimenté. Malgré l’absence de son père, il grandit, capable d’affronter les attentes sociales qui, comme c’est le cas pour chacun d’entre nous, le talonneront toute sa vie. De toute évidence, il devenait impossible pour lui de s’attarder au stade naïf et confortable de l’enfance, du fait d’être poussé prématurément dans le monde des adultes.

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Albert CAMUS. Le Premier Homme,

éd. Gallimard, coll. Folio, 2000 [1994].

« C’est cette blessure primitive qui le conduit dans une quête identitaire, tout en le transformant en un adulte précoce, intelligent et expérimenté. »

Dans son autobiographie posthume intitulée Le Premier Homme (1994), Albert Camus raconte son enfance ainsi que ses premières années de jeune adulte, à travers le personnage de Jacques Cormery. Enfant d’une famille européenne immigrée en Algérie, le jeune Cormery, à peine âgé d’un an, se voit confronté à la mort prématurée de son père, Henri Cormery, qui rend l’âme aux côtés des Zouaves en octobre 1914. Trop jeune encore pour comprendre les impacts que cette perte aura sur son avenir, quelques années lui sont nécessaires pour saisir les conséquences malheureuses de l’absence d’un père : J’ai essayé de trouver moi-même, dès le début, tout enfant, ce qui était bien et ce qui était mal – puisque personne autour de moi ne pouvait me le dire. Et puis je reconnais maintenant que tout m’abandonne, que j’ai besoin que quelqu’un me montre

© 2018 par Sabrina Charron, Mélina LeGresley et Lysanne Vermette. Créé avec Wix.com

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