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Cédric Demers

 

« Tout ce que je sais, c’est que je ne sais rien. » -Socrate

Au pays des rêves brisés

26 avril 2015
 

Cher Michel,
Je suis arrivée à l’aéroport de Beijing il y a quelques jours. Sitôt descendue de l’avion, j’ai respiré cet air qui sera le mien pour les années à venir. Il n’y avait pas que le smog qui emplissait mes poumons : un mélange homogène de nouveauté, d’insécurité et d’hostilité chatouillait mes narines. Comment allais-je me débrouiller dans ce nouveau monde? Comment allait-on me traiter? Suis-je vraiment prête à quitter tout ce que j’ai connu pour vivre ici? Ces questions menaçaient de me faire imploser. Néanmoins, je n’avais ni le temps, ni l’énergie pour tenter d’y répondre. Je suis donc allée aux douanes, soulagée de constater la file interminable qui m’y attendait. Ainsi avais-je encore quelques heures de répit… J’ai passé une bonne partie du temps dont je disposais à me préparer mentalement à ce que je verrais lorsque je pénétrerais dans la capitale. Ne me demande pas pourquoi je n’avais pas procédé à cette étape avant : je ne sais pas pourquoi j’ai ressenti cette urgence de quitter ma vie monotone et de découvrir un monde dont je ne connaissais rien. Peut-être m’étais-je trop habituée au confort de ma vie routinière. Peut-être avais-je besoin de retrouver ma propre identité au travers de nouvelles expériences. Peut-être ne suis-je qu’une imbécile qui a peur de s’enfoncer si elle ne bouge pas assez. Peu importe. J’ai fait de mon mieux pour ne jamais regretter chaque décision que j’ai prise sur un coup de tête jusqu’à maintenant et je n’allais pas me permettre de regretter celle-ci. Je suis là-bas, maintenant, et tu es ici. Il va falloir que je vive avec ce qui s’est passé. Mon tour pour remplir les formulaires arrive, Michel. J’aimerais tant pouvoir t’en dire plus. Ne t’en fais pas, une fois installée, j’aurai probablement plus de temps pour t’écrire. Je pense à toi.

 

Carole, de Beijing

 

 

30 avril 2015
 

Chère Carole,
Je ne peux pas croire que tu es partie. C’est arrivé d’une manière si soudaine, si imprévue ! Je suis toujours sous le choc. Je dois t’avouer que ta première lettre ne m’a pas réellement sécurisé. Tu n’es même pas installée! Toi qui as toujours été terre-à-terre, j’ai peine à croire que tu te sois lancée dans une aventure aussi absurde. La Chine ?! Le pays le plus peuplé, le plus pauvre et le plus pollué au monde? À quoi pensais-tu? Sache que je suis à tes côtés, peu importe les imbécilités que tu pourras commettre, mais je réitère ma position sur cette folle entreprise : nous avons une belle vie au Canada, une bonne vie. La quitter pour un avenir incertain dans un quelconque pays d’Asie te rendra malheureuse. Au Canada, tu as un emploi fixe, de la nourriture sur la table et un loyer abordable. Tu pourrais fonder une famille et subvenir à ses besoins. Là-bas, tu ne sais même pas où tu pourras habiter ni travailler. Je ne t’écris pas cela pour t’injurier, ne t’inquiète pas. J’ai peur de te retrouver à mendier ta pitance dans les bas-fonds d’une ruelle d’un quartier ouvrier. J’ai peur que tu ne saches ravaler ton orgueil si jamais les choses tournent mal. J’ai peur de perdre ma meilleure amie. Prends soin de toi et écris-moi dès que possible.

 

Michel, de Longueuil

 

 

16 mai 2015
 

Cher Michel,
Je suis si désolée de ne pas t’avoir contacté plus tôt. J’ai eu tant à faire ! J’ai réalisé que la vie en ville n’était pas pour moi, alors je me suis installée chez une petite famille à Chuandixia. Cette solution n’est que temporaire puisque mes hôtes ne sont habitués à louer leurs chambres que pour de courtes périodes, mais ils m’ont assuré que je pourrais rester avec eux pour les quelques mois à venir. Je vais ensuite me trouver un appartement quelque part en banlieue. Parlant de ces gens, je trouve monsieur et madame Wu sont si accueillants ! Je me sens réellement comme un membre de leur petite famille. T’imagines-tu cogner à la porte d’un Montréalais, espérant gîte et pitance, puis le voir t’accepter à bras ouverts? Je ris rien qu’à m’imaginer la chose. Même toi, tu ne serais pas à l’aise de laisser un inconnu dans ta demeure. Le plus difficile, c’est de communiquer avec eux. Tu sais que je baragouine quelque peu le mandarin, mais il y a tant de subtilités dans leur dialecte que je ne suis pas en mesure de saisir ! Par exemple, les intonations sont cruciales pour que l’on te comprenne. J’ai essayé de désigner leur chat, mais je me suis retrouvée à parler de poils, simplement parce que je ne prononçais pas les accents comme il fallait (māo et máo se prononcent complètement différemment!). Tu aurais dû voir leurs têtes ! À lire ta dernière lettre, je comprends que tu es encore fâché que je t’aie quitté, et je dois te dire que tu m’empêches de dormir la nuit. J’ai des sueurs froides, je me retourne dans le lit un nombre incalculable de fois et j’ai des haut-le-cœur épouvantables. J’ai peur que tu aies raison et que cette décision ne soit qu’une regrettable erreur. Cependant, je dois te dire, je me sens parfaitement épanouie! Monsieur Wu part pour la ville tôt le matin et j’aide sa femme dans les corvées ménagères et la garde des enfants pendant la journée. Le soir, on a droit à un immense banquet avec un assortiment varié de nourriture. Ne t’inquiète pas, ils ne mangent pas de chien, tu n’auras pas à éloigner Fido de moi lorsque je reviendrai te visiter ! En fait, le repas du soir est ma partie préférée de la journée ! Il peut durer des heures : on parle, on rigole avec les enfants, et surtout, on fait honneur à la nourriture. Les quantités sont relativement copieuses, mais il est important de tout finir ! Après le repas, on rote et on va tous se coucher. C’est une journée très satisfaisante qui culmine par un repas de roi, qui se transforme en une fête digne de ce nom. Je sais que mon départ t’a vraiment fait mal, Michel, mais ne t’inquiètes pas pour moi ! Tout va bien. Je crois que la vie confortable en Amérique n’était pas faite pour la femme que je suis. Je pense fort à toi !

 

Carole, de Chuandixia

 

 

19 mai 2015
 

J’ai lu et relu ta lettre, et j’espère que tu réalises que tu n’es pas en train de vivre « une aventure ». Tu fais presque du tourisme ! Tu ne t’intègres absolument pas ! Tu es la gouvernante à temps plein d’une famille chinoise qui te fournit un logis probablement uniquement parce qu’ils ont besoin d’une paire de bras supplémentaire. Plusieurs touristes vont vivre dans une famille locale comme alternative aux hôtels dispendieux en ville. Ils pensent probablement que c’est aussi ton cas. Rends-toi à l’évidence, tu n’es pas faite pour ce genre de vie. Lorsque tu devras les quitter, où iras-tu ? Que feras-tu ? Comment espères-tu te trouver un emploi si ton mandarin est approximatif au point où tu confonds deux mots si différents? Imagine-toi, dans une entrevue, baragouiner une phrase incohérente pendant qu’un Chinois aux sourcils arqués se demande si tu lui fais une sorte de blague. C’est insensé ! Écoute, je t’envoie un chèque, et je veux que tu prennes le premier avion pour Montréal. J’appellerai Guy pour lui dire de te trouver un quelconque emploi dans la section des ventes. Tu ne peux continuer à vivre ainsi. Je me sens comme un père qui fait la morale à son adolescente. S’il te plaît, saisis l’occasion que je te donne. Je te le jure, il n’y a que du malheur qui t’attend si tu vas au bout de cette folie. J’attends de tes nouvelles.
 

Michel, de Longueuil

 

 

26 mai 2015
 

Cher Michel,
Je ne peux pas croire que tu persistes à souhaiter mon malheur. Comme je te l’ai dit à maintes reprises, tout va bien ! On dirait que tu veux que je ne réussisse pas à m’intégrer. Pour ton information, mon mandarin s’améliore à vue d’œil. En fait, je n’aurais jamais eu la motivation nécessaire pour persévérer dans cette langue si j’étais restée au Québec. Tout est si… facile, ici! Tout est tracé pour toi ! Tu nais, tu étudies, tu travailles, tu te maries, tu as des enfants et tu les élèves pour qu’ils aient la même vie que celle que tu mènes ! C’est comme un cercle vicieux.  Oui, j’ai été chanceuse qu’une famille veuille bien m’accueillir, mais j’aurais trouvé quelque chose d’autre. Pourquoi ne puis-je pas seulement t’envoyer des lettres te racontant mon expérience ? Pourquoi faut-il inexorablement que tes réponses soient des sermons ? Je veux que mon ami soit content pour moi, qu’il me souhaite le meilleur ! Comme tu dis, je vivrai des épreuves difficiles, et c’est pour cela que j’ai besoin de ton soutien. J’ai vraiment besoin que tu croies en moi. Crois-tu pouvoir faire cela ?

 

Carole, de Chuandixia

 

 

30 mai 2015
 

Carole,
Je suis désolé. Je ne peux être content pour toi, et ce n’est pas à cause de mes préjugés, ou à cause de mon manque de confiance en tes capacités. Tu es une femme forte, et tu peux réussir tout ce que tu entreprends. La vérité, c’est que, dès que tu m’as annoncé la nouvelle, mon cœur a cessé de battre. Il est dans l’immobilité la plus totale depuis ce moment. Je n’imagine pas la vie sans toi. Tu es trop loin de moi. Je t’imagine tomber amoureuse d’un Chinois, et c’est comme si un pieu invisible s’enfonçait dans ma poitrine. Je n’aurais jamais cru déclarer cela par lettre, j’avais toujours imaginé cette scène romantique parsemée de chandelles et de pétales de roses, alors que je m’agenouillerais, et que je te poserais la question…
Je t’aime Carole.
Reviens!

 

Michel, de Longueuil

 

 

12 juin 2015
 

Cher Michel, 
Je suis si désolée!

 

Carole, de Tianjin
 

© 2018 par Sabrina Charron, Mélina LeGresley et Lysanne Vermette. Créé avec Wix.com

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