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Raphaëlle Cypihot-Tremblay

 

Je souhaite devenir la comptable la plus lettrée qui soit.

Les Couleurs chaudes

Une bière rousse et un jus d’orange se tenaient compagnie sur un comptoir, attendant d’être collectés par un serveur. Celui-ci passa les récolter, puis les amena au divan rouge. Formé en L, le divan se tenait devant la fenêtre qui était plutôt un grand trou de trois mètres de largeur par deux mètres de hauteur, créé le matin par le premier serveur qui ouvrait ce qui semblait être une porte de garage en vitre. Sur le divan, mon père et moi savourions nos boissons tout juste livrées.

 

Au cours de cette chaude journée d’été, j’ai visité une quantité exagérée d’églises et de petits musées, mais c’est ce moment que la petite Raphy de 9 ans que j’étais a préféré. Mon père et moi, assis dans un café, attendions que mes sœurs et ma mère aient fini leur magasinage. Nos corps orientés vers la rue, nous nous amusions à inventer des vies aux passants. Nous avons ainsi croisé une pianiste-collectionneuse de mini cactus, un notaire qui donnait des cours de macramé la fin de semaine, une femme amoureuse du mot « zinc  » ainsi que Victor.

 

Ce dernier était un petit garçon roux que j’avais remarqué dès qu’il fut dans mon champ de vision. Son sourire découpait son visage que je croyais avoir déjà vu. Ses pas rebondissaient quelque peu, comme si chacun d’eux était le premier d’une lancée. Une femme marchait à ses côtés, se laissant guider à travers les piétons.
– Lui, papa, c’est Victor.
– Ah oui ?
– Oui, enchainais-je, il a des difficultés à l’école, mais il va devenir un très grand peintre.
« Plus jeune, il avait l’habitude de jouer dans le petit café en bas de chez lui pendant que sa mère répondait aux clients. Il n’aimait pas la façon dont les gens lui parlaient, donc il restait dans son coin avec sa petite voiture rouge. Un matin, il vit un gros camion de l’autre côté de la rue et plusieurs grands hommes le vider. La même journée, un garçon qu’il n’avait jamais vu essaya de lui voler son jouet. C’était Louis. Après ça, Victor ne jouait plus seul. Son nouvel ami ne pouvait pas atteindre les biscuits sur le comptoir, Victor le faisait donc pour lui. Louis ne parlait pas beaucoup, ce qui faisait plaisir à Victor. Il n’avait jamais été très bon pour parler.
« Lorsqu’il dut commencer l’école, Victor était triste de devoir se séparer de son partenaire de jeu. Les nouveaux amis étaient plus grands. Mais ils parlaient étrangement. Quelques jours après la rentrée, un autre camion vint de l’autre côté de la rue, et Louis cessa de venir lui prendre sa voiture rouge.
« Lorsque Victor fut assez grand pour atteindre les biscuits dans l’armoire, il reçut une lettre par la poste. C’était la première lettre que Victor recevait. Il avait l’habitude de sourire, mais durant les jours qui suivirent, il souriait tant qu’il en avait mal aux joues. Louis organisait une fête chez lui et Victor était invité ! En cette journée inscrite sur la lettre, il prit ses souliers sous la table basse et traversa le quartier en tirant sa mère derrière lui. Il vit une petite fille sur un grand divan rouge et se dit qu’il aimerait bien un jus d’orange.
« Victor était devant le 42 accroché à la porte. Il ne savait pas s’il devait sonner deux ou trois coups. Avant qu’il puisse se décider, elle s’ouvrit sur un garçon dont Victor vit premièrement le menton. Il leva ses petits yeux et reconnut ceux brun-orangé de Louis. Victor écarta les bras, mais Louis criait déjà avec les autres garçons dans l’appartement. 
« La porte de nouveau fermée, il mit ses souliers à côté de la longue file et essuya le rouge à lèvres de sa mère sur sa joue. Victor pouvait sentir les battements de son cœur au bout de son doigt. Il n’avait jamais été très bon pour parler. Le bruit de la sonnette fit en sorte que ses pieds quittent le sol pour un court laps de temps. Quelques instants plus tard, Victor eut mal aux oreilles à cause de tous ces enfants qui parlaient fort autour de lui. La porte se referma et il dut se tasser pour laisser le nouveau venu placer ses souliers. Victor se demandait comment de si petits enfants pouvaient faire tant de bruit, pendant qu’il se faisait pousser jusqu’au divan. 
« Victor ne voulait pas prendre le bâton que Louis lui tendait pour pousser la balle entre les poteaux rouges. Les amis bougeaient trop vite et il ne pouvait pas les suivre. Victor trouvait joli le chandail que portait la fillette dans le coin. La chaise devant la table où elle dessinait était trop petite pour Victor. Les petits bras de l’enfant étaient tout juste assez longs pour lui tendre des crayons et un papier. Ces yeux étaient du même brun-orangé que ceux de Louis. Toute la journée, Victor n’entendit pas les rires ni ne vit les doigts pointés sur lui. 
« Lorsque ses souliers étaient de retour sous la table basse, le mur orange en arrière de son lit exposait un tigre et un camion de pompier. Il remplit le mur d’oiseaux et de fleurs, puis la chambre de feux de camp et de ballons de plage. La cuisine était recouverte de citrouilles et d’arbres aux feuilles rouges. Toute souriante, sa mère accrocha ses toboggans et bonshommes de neige aux murs du café. 
« Les mains de Victor étaient tout le temps tachées de crayons feutres, mais ces marques de couleur lui donnaient le sourire. Lorsqu’il dessinait au café, il ne pouvait pas entendre les gens dire à sa maman que ça faisait plaisir de voir un garçon comme lui si tranquille et autonome. Il ne les voyait pas s’installer autour de lui pour le regarder faire. 
« La peinture sur ses mains était plus difficile à nettoyer, mais les toiles qu’il faisait remplacèrent rapidement tous les dessins au feutre sur les murs. 
« Un jour, une femme lui demanda combien il demandait pour l’oiseau aux couleurs chaudes. Sa mère contourna le comptoir, et la femme partit avec l’oiseau. 
« L’hiver suivant, il n’y avait plus de café en dessous de Victor, mais que Les Couleurs chaudes. »
Sur le divan, mon père demanda une autre bière.

 

La petite Raphy ne savait rien de ce jeune garçon dans la rue, mais elle savait que son chromosome de trop n’allait jamais l’empêcher de faire quoi que ce soit.

© 2018 par Sabrina Charron, Mélina LeGresley et Lysanne Vermette. Créé avec Wix.com

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