Xavier Dupuis
« Moins les hommes pensent, plus ils parlent » - Montesquieu
« Je devrais arrêter de parler autant » - Xavier Dupuis
Éclair de vérité
Oeuvre: Les lettres persanes, Montesquieu
« BASÉ SUR DES FAITS RÉELS »
Combien de fois retrouve-t-on aujourd’hui cette inscription au début d’un livre? Voyez-vous, la tendance est à l’autofiction, au roman qui s’inspire de faits vécus pour ensuite lui insuffler la part de fiction nécessaire au succès commercial. La recette est simple : partir du réel et petit à petit, page par page, amener le fictif. Toutefois, fiction et réalité s’entremêlent bien trop souvent. L’auteur sait alors qu’il a un bon roman, son lecteur n’arrivant plus à dissocier le réel du fictif, trop emporté dans l’histoire. Trois, quatre, cinq ans plus tard, la même recette est appliquée, en partant cette fois d’un autre fait vécu. Pourquoi revenir constamment à cette forme cyclique? Tout simplement parce que notre société prend un plaisir fou dans cette perversion qu’est l’intrusion, si partielle soit-elle, dans la vie des autres. Comme si l’auteur nous offrait une porte grande ouverte sur son intimité, en usant de la fiction pour se protéger. L’inversion des rôles, en se servant du fictif comme tremplin à la réalité, devient alors une option beaucoup plus rare, voire même bien plus intéressante. Imaginez un instant commencer un roman et peu à peu vous y plonger entièrement, être totalement absorbé par l’histoire. Puis, comprendre petit à petit que les pages que vous lisez sont comme des miroirs. Car vous ne vous en êtes pas aperçu après cent pages, ni même peut-être deux cents, mais depuis le tout début de cette histoire, il est question de vous. Ce serait certes impressionnant, j’en conviens. Ça doit être frappant de réaliser qu’on est le sujet d’un livre seulement qu’après l’avoir lu. Maintenant, mettez-vous dans la peau d’un habitant de Paris en 1721 et ouvrez les Lettres persanes de Montesquieu…
UN RISQUE CALCULÉ
En publiant ce roman épistolaire qui retrace le voyage d’Usbek et de Rica, quittant leur Perse natale pour la France par le biais de correspondances avec leur entourage, Montesquieu invente un nouveau type de fiction. À une époque où l’Église règne en maître sur l’Europe et qu’aucune parole contre la monarchie n’est tolérée, il prend un risque calculé. En effet, le philosophe décide de se servir de la fiction pour représenter, ou plutôt critiquer, la société dans laquelle il vit. Le fait qu’il publie sous le couvert de l’anonymat et fait semblant, en ayant recours à l’éditeur fictif Pierre Marteau, de publier sous une adresse à Cologne, témoigne de toutes les précautions qu’il se devait de prendre. Ultimement, c’est la nature étrangère des personnages qui permet à Montesquieu de prendre autant de risques. Les deux aventuriers aux tempéraments différents « découvrent » donc la France au cours de leur voyage et partent de leurs nouvelles observations pour se faire une idée de la société. Bien entendu, le texte provient de Montesquieu et les observations de ses personnages sont en réalité les siennes. Mais que reproche-t-il donc au peuple qui est le sien? Comme la plupart de ses contemporains philosophes du XVIIIe siècle, il veut faire en sorte que la population prenne conscience de ce qui l’entoure. Quoi de mieux que d’en critiquer les instances les plus puissantes?
LE PRINCE SOLEIL
Indigné contre le régime monarchique en place, Montesquieu ne se gène pas pour s’attaquer à Louis XIV. Toutefois, il fait usage de périphrases pour se protéger des réprimandes que de telles critiques auraient pu lui mériter. C’est pourquoi le nom du roi de France n’est jamais prononcé, l’auteur employant le mot « prince » pour le désigner. Pour sa part, le pape reçoit le même traitement, alors qu’il parle du « chef des chrétiens », lorsque vient le temps de critiquer la religion. Le génie du philosophe se traduit aussi dans sa construction de deux personnages aux caractères différents: deux personnages, deux façons de faire passer le même message. Les variantes dans les propos d’Usbek et de Rica aboutissent néanmoins à un résultat similaire, soit les remontrances de Montesquieu contre le pouvoir monarchique. Chez Rica, l’ironie est claire : « D’ailleurs, ce roi est un grand magicien : il exerce son emprise sur l’esprit même de ses sujets; il les fait penser comme il veut » (lettre XXIV). Chez Usbek, la dénonciation est plus sombre : « Quel plus grand crime que celui que commet un ministre, lorsqu’il corrompt les mœurs de toute une nation, dégrade les âmes les plus généreuses, ternit l’éclat des
« Le génie du philosophe se traduit aussi dans sa construction de deux personnages aux caractères différents: deux personnages, deux façons de faire passer le même message.»
dignités, obscurcit la vertu même, et confond la plus haute naissance dans le mépris universel? » (lettre CXLVI). Par son regard critique d’un Paris de la fin du XVIIe, début XVIIIe siècle, oppressé et terrifié par le despotisme du Roi-Soleil, Montesquieu se fait le porte-parole d’une population contrainte au silence. Il emploie abondamment la connotation négative lorsqu’il parle au nom d’Usbek, tandis que les jeux de style s’imbriquent habilement dans les correspondances de Rica. On constate que l’auteur dénonce plus ou moins subtilement le pouvoir divin, ainsi que la malléabilité de ses compatriotes français.
AU ROYAUME DE DIEU
Éternel rival de l’endoctrinement et défenseur de la liberté de pensée, Montesquieu ne pouvait publier un ouvrage dénonciateur en épargnant l’Église. En passant principalement par Usbek, notamment en raison de l’âge et du caractère posé de ce personnage, il bâtit son œuvre autour du voyage en faisant de ses protagonistes des hommes d’origine perse. Il peut alors porter un regard extérieur sur les dogmes chrétiens, chose qui aurait certainement été moins bien reçue si les personnages avaient été d’origine française. D’ailleurs, c’est sur un ton de fausse naïveté qu’Usbek, à travers ses lettres, remet en question certains dogmes de la religion catholique. En réalité, ce sont des dénonciations évidentes. Montesquieu reproche principalement à l’Église son intolérance : « J’avoue que les histoires sont remplies de guerres de religion. Mais qu’on y prenne bien garde ; ce n’est point la multiplicité des religions qui a produit ces guerres, c’est l’esprit d’intolérance qui animait celle qui se croyait la dominante. » (lettre LXXXV) Non seulement l’auteur se veut-il favorable à une pluralité religieuse, mais il se permet une attaque directe contre le christianisme, et ce, en faisant référence aux croisades chrétiennes. C’est donc une critique lourde de conséquences, alors qu’il défend celui que la religion chrétienne considère comme le Mal et s’attaque au soi-disant Bien. Encore une fois, la provenance de ses personnages donne du poids à sa critique. Au cœur d’une polémique religieuse, le philosophe continue de dénoncer l’intolérance de l’Église et d’alimenter les tensions religieuses.
COMÉDIE À LA FRANÇAISE
Plus léger par moment, Montesquieu donne finalement une touche humoristique à sa critique. Pour ce faire, il passe principalement par Rica, personnage plus malin et curieux. À maintes reprises, ce dernier raconte ses aventures dans Paris, toutes plus loufoques les unes que les autres. Sa cible, cette fois : le peuple français. C’est ici que revient la notion de miroir évoquée en ouverture. Évidemment, comme c’est le cas pour tout ce qu’il dénonce, Montesquieu ne va pas s’attaquer directement à la société française en l’injuriant. Au contraire, il passe par la subtilité, en s’attardant sur des choses plus banales, par exemple la mode :
Je t’avoue que je ne saurais guère ajuster cette fureur pour leurs coutumes, avec l’inconstance avec laquelle ils en changent tous les jours. [...] Ils avouent de bon cœur que les autres peuples sont plus sages, pourvu qu’on convienne qu’ils sont mieux vêtus : ils veulent bien s’assujettir aux lois d’une nation rivale, pourvu que les perruquiers français décident en législateur sur la forme des perruques étrangères » (lettre C)
Il s’agit là d’une autre forme de dénonciation, s’éloignant des critiques réservées au Roi et à l’Église. Ce passage s’avère être une flèche lancée en direction du peuple. Toutefois, il s’assure d’associer mode et politique, en donnant une saveur humoristique à l’ensemble. Le résultat? Une critique de la manie des Français de concentrer leurs efforts sur des choses banales, plutôt que de se battre pour améliorer leur sort. D’ailleurs, l’emploi du « bon cœur », comme si la société était presque heureuse d’avouer son manque de sagesse, est très révélateur. Un peu plus loin dans la même lettre, il continue sur sa lancée : « Avec ces nobles avantages, que leur importe que le bon sens vienne d’ailleurs, et qu’ils aient pris de leurs voisins tout ce qui concerne le gouvernement politique et civil? » (lettre C)
Ironique à ses heures, notamment en associant la mode à la noblesse, Montesquieu va plus loin: il exprime clairement le manque de bon sens du peuple français, et ce, en se servant de la mode comme prétexte. Encore une fois, son génie se traduit dans sa subtilité et ses précautions. Cette notion de bon sens, ou plutôt les lacunes dans cette notion, reviennent constamment dans le texte. Rica, en découvrant Paris et ses habitants, se joint à plusieurs conversations et en vient à se faire une idée de cette société : « Mais, ce qui me choque des beaux-esprits, c’est qu’ils ne se rendent pas utiles à leur patrie, et qu’ils amusent leurs talents à des choses puériles. » (lettre XXXVI). Ici, tous deux critiquent l’attitude du peuple français, surtout celle des gens éduqués. L’inconstance dans leur attitude est encore une fois dénoncée, Montesquieu déplorant le fait que ces gens sont de « beaux-esprits », mais sont simultanément une partie intégrante de la stagnation sociale, cause directe de leur inaction. La société qu’il décrit en est une qui se plaît dans le superficiel et le banal, mais qui évite à tout prix ses réels problèmes. Les Lettres persanes ne blâment donc pas uniquement les instances religieuses et politiques en épargnant le peuple, elles tentent aussi de faire comprendre à ce dernier que son rôle est crucial dans l’amélioration de sa condition.
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MONTESQUIEU, Lettres persanes,
Paris, éd. Gallimard, coll. Folio classique, 2003, 461p.