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Mélina LeGresley

« Une pièce sans livres, c’est comme un corps sans âme » Cicéron (Marcus Tullius Cicero)

Convoitise illusoire

Par la fenêtre de la bibliothèque, je voyais la pluie s’abattre, telle une masse, sur la rue passante. Je narguais les passants à l’extérieur de mes grands yeux amusés. J’étais au sec. Dehors, c’était la valse des parapluies qui protégeaient ces gens des gris et oppressants nuages dans le ciel. Dans mes oreilles, la musique m’apaisait. Je fermai les yeux, me laissai bercer par cette mélodie de flûte : Pavane opus 50, Gabriel Fauré.

Mes yeux refusaient de lire une ligne de plus du livre devant moi. J’étais perdue dans ma musique, dans mes pensées, dans mon imaginaire. Je levai la tête et fouillai les rangées de la bibliothèque du regard. Un livre à la reliure rouge attira mon attention, au bout d’un rayon. Mes pieds s’avançaient déjà vers lui. Derrière moi, sur la table de travail, mon ordinateur et mes livres reposaient, esseulés et abandonnés. Je les oubliais. Ma main se tendit vers le premier livre, au bout de la rangée, et caressa la reliure, douce et lisse d’un cuir usé. Mes yeux n’eurent pas le temps de lire le titre que mes doigts se promenaient déjà de livre en livre. Daudet… Dickens… Diderot…

Mes doigts n’eurent pas le temps de se rendre à Dumas, Duras, qu’un inconnu vint me bloquer le chemin dans l’étroite rangée. J’étais freinée dans ma poursuite du bonheur. Il tenait un Dostoïevski dans les mains. Penché de toute sa hauteur sur le livre qu’il feuilletait, il ne remarqua même pas ma présence. J’étais pourtant là, devant lui, à le fixer. Il souriait en coin. Sa réaction me troubla. Comment quelqu’un pouvait-il empêcher une autre personne de se perdre dans l’immensité des livres? De profiter du plaisir de se sentir entourée, comprise par eux? Les livres m’apportaient ce sentiment. Comme des amis toujours là, prêts à me rassurer. Des amis qui ne nous abandonnent pas. Mais si cet inconnu était là, c’était probablement parce qu’il préférait lui aussi la compagnie de ces livres, vivants par les histoires qu’ils racontaient. Sûrement l’inconnu ne m’avait-il pas encore vue. Sinon, il se serait reculé. Non?

Mes yeux se posèrent sur le livre rouge, au bout de la rangée. Je décidai d’ignorer l’inconnu, de le contourner et d’aller jusqu’à l’objet de ma convoitise. Mais alors même que je faisais quelques pas, il m’interpela – je savais que c’était lui, sa voix se transposait à ma musique. Ses paroles semblaient s’accorder étrangement à la mélodie douce et berçante. C’était comme s’il chantait par-dessus l’orchestre, en désaccord avec le rythme.

- C’est le Dostoïevski qui t’intéresse ?

Mon cœur se mit à battre plus vite, comme si je venais de courir un marathon de plusieurs heures. Je n’avais pas l’habitude de communiquer avec des gens, encore moins des hommes, et surtout pas dans une bibliothèque, entourée par ce que j’aimais. Je ne comprenais pas ce qui se passait. Mes pensées, normalement si directes et précises, commençaient à s’emmêler, à se brouiller, à s’allonger comme des chats au réveil.

- Quoi ? répétais-je en clignant des yeux, comme pour me sortir d’un rêve.

Il se mit à rire – ou je l’imaginais en train de rire.

- Le livre. Tu le regardes intensément depuis deux minutes. C’est le livre que tu veux ?

Mes yeux se posèrent enfin sur le Dostoïevski qu’il tenait : Le Double. Non, avais-je envie de dire, non, ton livre ne m’intéresse pas, merci, c’est le livre rouge que je veux. Mais j’avais beau ouvrir la bouche et me convaincre que je pouvais parler, je restais figée. Que se passait-il? Mes lèvres, ma bouche, refusaient de produire ne serait-ce qu’un son. Mes yeux étaient toujours rivés sur son livre. J’avais l’impression d’être dans Le Double, de ne pas arriver à parler.

- Oh, euh… Non, réussis-je à articuler.

Ma phrase ressemblait plutôt à un charabia d’enfant incapable de parler, mais l’inconnu semblait m’avoir comprise. Peut-être parce qu’un « non », même murmuré ou exprimé dans une autre langue, ressemblait toujours à un « non ». Je n’avais jamais été douée pour communiquer avec les gens, mais il me semblait que d’échouer à m’exprimer encore une fois était d’autant plus humiliant que je le faisais devant des livres.

L’inconnu n’avait toujours pas bougé et il me dominait de sa hauteur. Je ne bougeais pas. J’étais comme un cerf devant les phares d’une voiture, pétrifiée à l’idée d’être le centre d’attention, ce que je n’étais pas normalement. Finalement il se détourna, son Dostoïevski toujours en main. Ses phares s’étaient détournés, et le cerf en moi put enfin reprendre son chemin. Mon cœur se remit à battre normalement, et voilà que j’approchais enfin de mon but.

Le livre rouge. Le voilà, devant moi. Je tendis la main vers lui. Mes doigts le touchaient enfin, le soulevaient. Et quelle ne fut pas ma déception quand je réalisai que ce livre, objet de mon désir depuis quelques minutes déjà, n’était rien de ce que j’espérais. C’était un auteur que je ne connaissais même pas. La quatrième de couverture révélait une histoire à l’eau de rose, à grand public, sans réel impact littéraire comme un Flaubert peut avoir. Pas du tout mon genre. Je baissai mes yeux vers le livre, profondément déçue. C’est à ce moment que l’inconnu décida de s’approcher à nouveau de moi. Il s’arrêta à ma hauteur et posa le Dostoïevski sur le livre que je tenais.

- Tiens, si tu veux partager mes goûts, fit l’inconnu.

Il me retira doucement le livre rouge des mains et le reposa là où je l’avais pris, entre d’autres livres dont je n’avais même pas lu les titres. Le Dostoïevski reposait fièrement au creux de mes mains jointes.

- Je serai assis juste là, si tu veux me dire ce que tu penses du roman.

Son index guida mon regard jusqu’à un petit fauteuil en bord de fenêtre où, sur une table basse, s’érigeait une montagne de livres. Il retourna à sa place et moi, à la mienne. Je mis le livre que je lisais précédemment de côté pour plonger pleinement dans Le Double. J’étais déçue que le livre rouge n’ait rien d’unique mais, au fond, j’étais heureuse aussi. Ce livre m’aura tout de même permis de rencontrer cet inconnu et ses goûts littéraires différents des miens.

© 2018 par Sabrina Charron, Mélina LeGresley et Lysanne Vermette. Créé avec Wix.com

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